Carmen, bohémienne et cigarière (mezzo-soprano ou soprano dramatique) Don José, brigadier (ténor) Micaëla, jeune Navarraise (soprano lyrique) Escamillo, torero (baryton ou baryton-basse) Frasquita, bohémienne (mezzo-soprano léger ou soprano) Mercédès, bohémienne (mezzo-soprano) Le Dancaïre, contrebandier (baryton ou trial) Le Remendado, contrebandier (ténor) Zuniga, lieutenant (basse) Moralès, brigadier (baryton) Lillas Pastia, aubergiste (rôle parlé) Un guide (rôle parlé) L'action se passe à Séville et dans les environs, au début du XIXe siècle. Prélude N° 1 Scène et chœur Grande place à Séville (À droite, la porte de la manufacture de tabac. Au fond, face au public, pont praticable. De la scène on arrive à ce pont par un escalier tournant qui fait sa révolution droite au-dessus de la porte de la manufacture de tabac. À gauche, le corps de garde, une petite galerie couverte. Au lever du rideau, une quinzaine de soldats, dragons du régiment d'Almanza, sont groupés devant le corps de garde. Mouvement de passants sur la place.) LES SOLDATS Sur la place chacun passe, chacun vient, chacun va ; drôles de gens que ces gens-là ! MORALÈS À la porte du corps de garde, pour tuer le temps, on fume, on jase, l'on regarde passer les passants. LES SOLDATS et MORALÈS Sur la place, etc. (Entre Micaëla.) MORALÈS Regardez donc cette petite qui semble vouloir nous parler. Voyez, elle tourne, elle hésite. LES SOLDATS À son secours il faut aller ! MORALÈS (à Micaëla) Que cherchez-vous, la belle ? MICAËLA Moi, je cherche un brigadier. MORALÈS Je suis là, voilà ! MICAËLA Mon brigadier à moi s'appelle Don José...le connaissez-vous ? MORALÈS Don José ? Nous le connaissons tous. MICAËLA Vraiment ! Est-il avec vous, je vous prie ? MORALÈS Il n'est pas brigadier dans notre compagnie. MICAËLA (désolée) Alors, il n'est pas là ? MORALÈS Non, ma charmante, il n'est pas là. Mais tout à l'heure il y sera, il y sera quand la garde montante remplacera la garde descendante. LES SOLDATS et MORALÈS Il y sera, etc. MORALÈS Mais en attendant qu'il vienne, voulez-vous, la belle enfant, voulez-vous prendre la peine d'entrer chez nous un instant ? MICAËLA Chez vous ? LES SOLDATS et MORALÈS Chez nous. MICAËLA Non pas, non pas. Grand merci, messieurs les soldats. MORALÈS Entrez sans crainte, mignonne, je vous promets qu'on aura, pour votre chère personne, tous les égards qu'il faudra. MICAËLA Je n'en doute pas ; cependant je reviendrai, c'est plus prudent. Je reviendrai quand la garde montante remplacera la garde descendante. LES SOLDATS et MORALÈS Il faut rester car la garde montante va remplacer la garde descendante. MORALÈS Vous resterez ! MICAËLA Non pas ! non pas ! LES SOLDATS et MORALÈS (entourant Micaëla) Vous resterez ! MICAËLA Non pas ! non pas ! non ! non ! non ! Au revoir, messieurs les soldats ! (Elle s'échappe et se sauve en courant.) MORALÈS L'oiseau s'envole, on s'en console. Reprenons notre passe-temps et regardons passer les gens. LES SOLDATS Sur la place chacun passe, etc. N° 2 Chœur des gamins (On entend au loin une marche militaire, clairons et fifres. C'est la garde montante qui arrive ; un officier sort du poste. Les soldats du poste vont prendre leurs fusils et se rangent en ligne devant le corps de garde. Les passants forment un groupe pour assister à la parade. La marche militaire se rapproche. La garde montante débouche enfin et traverse le pont. Deux clairons et deux fifres d'abord. Puis une bande de petits gamins. Derrière les enfants, le Lieutenant Zuniga et le Brigadier Don José, puis les dragons.) CHŒUR DES GAMINS Avec la garde montante, nous arrivons, nous voilà. Sonne, trompette éclatante ! Taratata, taratata ! Nous marchons la tête haute comme de petits soldats, marquant sans faire de faute, une, deux, marquant le pas. Les épaules en arrière et la poitrine en dehors, les bras de cette manière tombant tout le long du corps. Avec la garde montante, etc. (La garde montante va se ranger à droite en face de la garde descendante. Les officiers se saluent de l'épée et se mettent à causer à voix basse. On relève les sentinelles.) MORALÈS (à Don José) Une jeune fille charmante vient de nous demander si tu n'étais pas là. Jupe bleue et natte tombante. JOSÉ Ce doit être Micaëla. (La garde descendante passe devant la garde montante. Les gamins en troupe reprennent la place qu'ils occupaient derrière les tambours et les fifres de la garde montante.) CHŒUR DES GAMINS (reprise) Et la garde descendante rentre chez elle et s'en va, sonne, trompette éclatante ! Taratata, taratata ! Nous marchons la tête haute comme de petits soldats, etc. (Soldats, gamins et curieux s'éloignent par le fond ; chœur, fifres et clairons vont diminuant. L'officier de la garde montante, pendant ce temps, passe silencieusement l'inspection de ses hommes. Quand le chœur des gamins a cessé de se faire entendre, les soldats rentrent dans le corps de garde. Don José et Zuniga restent seuls en scène.) Récitative ZUNIGA C'est bien là, n'est-ce pas, dans ce grand bâtiment, que travaillent les cigarières ? JOSÉ C'est là, mon officier, et bien certainement on ne vit nulle part filles aussi légères. ZUNIGA Mais au moins sont-elles jolies ? JOSÉ Mon officier, je n'en sais rien, et m'occupe assez peu de ces galanteries. ZUNIGA Ce qui t'occupe, ami, je le sais bien : une jeune fille charmante, qu'on appelle Micaëla, jupe bleue et natte tombante. Tu ne réponds rien à cela ? JOSÉ Je réponds que c'est vrai... je réponds que je l'aime ! Quant aux ouvrières d'ici, quant à leur beauté, les voici ! Et vous pouvez juger vous-même. N° 3 Chœur des cigarières (La place se remplit de jeunes gens qui viennent se placer sur le passage des cigarières. Les soldats sortent du poste. Don José s'assied sur une chaise, et reste là fort indifférent à toutes ces allées et venues, travaillant à son épinglette.) JEUNES GENS La cloche a sonné ; nous, des ouvrières nous venons ici guetter le retour ; et nous vous suivrons, brunes cigarières, en vous murmurant des propos d'amour ! (À ce moment paraissent les cigarières, la cigarette aux lèvres.) LES SOLDATS Voyez-les ! Regards impudents, mines coquettes, fumant toutes du bout des dents la cigarette. LES CIGARIÈRES Dans l'air, nous suivons des yeux la fumée, la fumée, qui vers les cieux monte, monte par fumée. Cela monte gentiment à la tête, à la tête, tout doucement cela vous met l'âme en fête ! Le doux parler des amants, c'est fumée ! Leurs transports et leurs serments, c'est fumée ! Dans l'air, nous suivons des yeux la fumée, etc. LES SOLDATS Mais nous ne voyons pas la Carmencita ! (Entre Carmen.) LES CIGARIÈRES et LES JEUNES GENS La voilà ! La voilà ! Voilà la Carmencita ! (Elle a un bouquet de cassie à son corsage et une fleur de cassie au coin de la bouche. Des jeunes gens entrent avec Carmen. Ils la suivent, l'entourent, lui parlent. Elle minaude et coquette avec eux. Don José lève la tête. Il regarde Carmen puis se remet tranquillement à travailler.) LES JEUNES GENS Carmen ! sur tes pas, nous nous pressons tous ! Carmen ! sois gentille, au moins réponds-nous et dis-nous quel jour tu nous aimeras ! Récitative CARMEN (regardant Don José) Quand je vous aimerai ? Ma foi, je ne sais pas. Peut-être jamais, peut-être demain ; mais pas aujourd'hui, c'est certain. N° 4 Habanera CARMEN L'amour est un oiseau rebelle que nul ne peut apprivoiser, et c'est bien en vain qu'on l'appelle, s'il lui convient de refuser. Rien n'y fait, menace ou prière, l'un parle bien, l'autre se tait ; et c'est l'autre que je préfère : il n'a rien dit, mais il me plaît. L'amour ! etc. CHŒUR L'amour est un oiseau rebelle, etc. CARMEN L'amour est enfant de bohème, il n'a jamais connu de loi : Si tu ne m'aimes pas, je t'aime ; si je t'aime, prends garde à toi ! etc. CHŒUR Prends garde à toi ! etc. L'amour est enfant de bohème, etc. CARMEN L'oiseau que tu croyais surprendre battit de l'aile et s'envola - l'amour est loin, tu peux l'attendre ; tu ne l'attends plus, il est là ! Tout autour de toi vite, vite, il vient, s'en va, puis il revient - tu crois le tenir, il t'évite, tu crois l'éviter, il te tient. L'amour ! etc. CHŒUR Tout autour de toi, etc. CARMEN L'amour est enfant de bohème, il n'a jamais connu de loi, Si tu ne m'aimes pas, je t'aime ; si je t'aime, prends garde à toi ! Si tu ne m'aimes pas, je t'aime, etc. CHŒUR Prends garde à toi ! etc. L'amour est enfant de bohème, etc. N° 5 Scène JEUNES GENS Carmen ! sur tes pas, nous nous pressons tous ! Carmen ! sois gentille, au moins réponds-nous ! (Moment de silence. Les jeunes gens entourent Carmen ; celle-ci les regarde l'un après l'autre, sort du cercle qu'ils forment autour d'elle et s'en va droit à Don José, qui est toujours occupé avec son épinglette.) CARMEN Eh! Compère, que fais-tu là? JOSÉ Je fais une chaîne pour attacher mon épinglette. CARMEN Vraiment ! Ton épinglette ! - épinglier de mon âme ! (Carmen lance la fleur de cassie à Don José. Il se lève brusquement. La fleur est tombée à ses pieds. Éclat de rire général.) LES CIGARIÈRES (entourant Don José) L'amour est enfant de bohème, etc. (La cloche de la manufacture se fait entendre une deuxième fois. Carmen et les autres cigarières courent dans la manufacture. Sortie des jeunes gens, etc. Les soldats entrent le corps de garde. Don José reste seul; il prend la fleur.) Récitative JOSÉ Quels regards! Quelle effronterie ! Cette fleur-là m'a fait l'effet d'une balle qui m'arrivait ! Le parfum en est fort et la fleur est jolie ! Et la femme... S'il est vraiment des sorcières c'en est une certainement. MICAËLA (entrant) José ! JOSÉ Micaëla ! MICAËLA Me voici ! JOSÉ Quelle joie ! MICAËLA C'est votre mère qui m'envoie. N° 6 Duo JOSÉ Parle-moi de ma mère ! MICAËLA J'apporte de sa part, fidèle messagère, cette lettre... JOSÉ Une lettre ! . MICAËLA Et puis un peu d'argent pour ajouter à votre traitement. Et puis... JOSÉ Et puis ? MICAËLA Et puis...vraiment je n'ose, et puis encore une autre chose qui vaut mieux que l'argent et qui pour un bon fils aura sans doute plus de prix. JOSÉ Cette autre chose, quelle est-elle ? Parle donc. MICAËLA Oui, je parlerai ; ce que l'on m'a donné je vous le donnerai. Votre mère avec moi sortait de la chapelle et c'est alors qu'en m'embrassant : « Tu vas », m'a-t-elle dit, « t'en aller à la ville ; la route n'est pas longue, une fois à Séville, tu chercheras mon fils, mon José, mon enfant. Et tu lui diras que sa mère songe nuit et jour à l'absent, qu'elle regrette et qu'elle espère, qu'elle pardonne et qu'elle attend. Tout cela, n'est-ce pas, mignonne, de ma part tu le lui diras ; et ce baiser que je te donne de ma part tu le lui rendras. » JOSÉ Un baiser de ma mère ! MICAËLA Un baiser pour son fils ! José, je vous le rends, comme je l'ai promis. (Micaëla se hausse un peu sur la pointe des pieds et donne à Don José un baiser bien franc, bien maternel. Don José, très ému, la laisse faire. Il la regarde bien dans les yeux. Un moment de silence.) JOSÉ Ma mère, je la vois ! Oui, je revois mon village ! Ô souvenirs d'autrefois, doux souvenirs du pays ! Doux souvenirs du pays ! Ô souvenirs chéris ! Vous remplissez mon cœur de force et de courage. Ô souvenirs chéris ! Ma mère, je la vois ! Je revois mon village ! MICAËLA Sa mère, il la revoit ! Il revoit son village ! Ô souvenirs d'autrefois ! Souvenirs du pays ! Vous remplissez son cœur de force et de courage ! Ô souvenirs chéris ! Sa mère, il la revoit, il revoit son village ! JOSÉ (ses yeux fixés sur la manufacture) Qui sait de quel démon j'allais être la proie ! Même de loin, ma mère me défend, et ce baiser qu'elle m'envoie écarte le péril et sauve son enfant ! MICAËLA Quel démon ? quel péril ? Je ne comprends pas bien. Que veut dire cela ? JOSÉ Rien ! Rien ! Parlons de toi, la messagère. Tu vas retourner au pays ? MICAËLA Oui, ce soir même : demain je verrai votre mère. JOSÉ Tu la verras ! Et bien, tu lui diras : que son fils l'aime et la vénère et qu'il se repent aujourd'hui ; il veut que là-bas sa mère soit contente de lui ! Tout cela, n'est-ce pas, mignonne, de ma part, tu le lui diras, et ce baiser que je te donne, de ma part tu le lui rendras. (Il l'embrasse.) MICAËLA Oui, je vous le promets, de la part de son fils José je le rendrai comme je l'ai promis. JOSÉ Ma mère, je la vois ! etc. MICAËLA Sa mère, il la revoit ! etc. Récitative JOSÉ Reste là, maintenant, pendant que je lirai. MICAËLA Non pas, lisez d'abord, et puis je reviendrai. JOSÉ Pourquoi t'en aller ? MICAËLA C'est plus sage. Cela me convient davantage. Lisez ! puis je reviendrai. JOSÉ Tu reviendras? MICAËLA Je reviendrai. (Exit Micaëla.) JOSÉ Ne crains rien, ma mère, ton fils t'obéira, fera ce que tu lui dis ; j'aime Micaëla, je la prendrai pour femme. Quant à tes fleurs, sorcière infâme ! N° 7 Chœur (Au moment où il va arracher la fleur de sa veste, grande rumeur dans l'intérieur de la manufacture. Entre Zuniga suivi des soldats.) ZUNIGA Que se passe-t-il donc là-bas ? PREMIER GROUPE DE FEMMES Au secours ! Au secours ! N'entendez-vous pas ? DEUXIÈME GROUPE DE FEMMES Au secours ! Au secours ! Messieurs les soldats ! PREMIER GROUPE DE FEMMES C'est la Carmencita ! DEUXIÈME GROUPE DE FEMMES Non, non, ce n'est pas elle ! Pas du tout ! PREMIER GROUPE DE FEMMES C'est elle ! Si fait, si fait, c'est elle ! Elle a porté les premiers coups ! DEUXIÈME GROUPE DE FEMMES Ne les écoutez pas ! TOUTES LES FEMMES (entourant Zuniga) Écoutez-nous, monsieur ! Écoutez-nous ! etc. DEUXIÈME GROUPE DE FEMMES (tirant l'officier de leur côté) La Manuelita disait, et répétait à voix haute qu'elle achèterait sans faute un âne qui lui plaisait. PREMIER GROUPE DE FEMMES Alors la Carmencita, railleuse à son ordinaire, dit : « Un âne, pourquoi faire ? Un balai te suffira. » DEUXIÈME GROUPE DE FEMMES Manuelita riposta, et dit à sa camarade : « Pour certaine promenade, mon âne te servira ! - » PREMIER GROUPE DE FEMMES « - Et ce jour-là tu pourras à bon droit faire la fière ; deux laquais suivront derrière, t'émouchant à tour de bras !» TOUTES LES FEMMES Là-dessus, toutes les deux se sont prises aux cheveux ! ZUNIGA Au diable tout ce bavardage ! Prenez, José, deux hommes avec vous et voyez là-dedans qui cause ce tapage. (Don José prend deux hommes avec lui. Les soldats rentrent dans la manufacture. Pendant ce temps les femmes se pressent, se disputent entre elles.) PREMIER GROUPE DE FEMMES C'est la Carmencita ! etc. DEUXIÈME GROUPE DE FEMMES Non, non, ce n'est pas elle ! etc. ZUNIGA Holà ! Éloignez-moi toutes ces femmes-là ! TOUTES LES FEMMES Monsieur ! ne les écoutez pas ! etc. (Les soldats repoussent les femmes et les écartent. Carmen paraît sur la porte de la manufacture amenée par Don José et suivie par deux dragons.) N° 8 Chanson et Mélodrame JOSÉ Mon officier, c'était une querelle des injures d'abord, puis à la fin des coups; une femme blessée. ZUNIGA Et par qui ? JOSÉ Mais par elle. ZUNIGA (à Carmen) Vous entendez, que nous répondez-vous ? CARMEN Tralalalala, coupe-moi, brûle-moi, je ne te dirai rien ; tralalalala, je brave tout - le feu, et le ciel même ! ZUNIGA Fais-nous grâce de tes chansons, et puisque l'on t'a dit de répondre, réponds ! CARMEN Tralalalala, mon secret, je le garde, et je le garde bien ! Tralalalala, j'en aime un autre, et meurs en disant que je l'aime. ZUNIGA Puis tu le prends sur ce ton tu chanteras ton air aux murs de la prison. CHŒUR En prison ! En prison ! (Carmen veut se précipiter sur les femmes.) ZUNIGA (à Carmen) La peste! Décidément vous avez la main leste ! CARMEN Tralalalala... ZUNIGA C'est dommage, c'est grand dommage, car elle est gentille vraiment ! Mais il faut bien la rendre sage, attachez ces deux jolis bras. (Exit Zuniga. Un petit moment de silence. Carmen lève les yeux et regarde Don José. Celui-ci se détourne, s'éloigne de quelques pas, puis revient à Carmen qui le regarde toujours.) CARMEN Où me conduirez-vous ? JOSÉ À la prison, et je n'y puis rien faire. CARMEN Vraiment, tu n'y peux rien faire ! JOSÉ Non, rien! J'obéis à mes chefs. CARMEN Eh bien, moi, je sais bien qu'en dépit de tes chefs eux-mêmes tu feras tout ce que je veux, et cela parce que tu m'aimes ! JOSÉ Moi, t'aimer? CARMEN Oui, José ! La fleur dont je t'ai fait présent, tu sais, la fleur de la sorcière, tu peux la jeter maintenant. Le charme opère ! JOSÉ Ne me parle plus, tu m'entends ? Ne parle plus, je le défends ! N° 9 Séguedille et Duo CARMEN Près des remparts de Séville, chez mon ami Lillas Pastia, j'irai danser la séguedille, et boire du manzanilla. J'irai chez mon ami Lillas Pastia ! Oui, mais toute seule on s'ennuie, et les vrais plaisirs sont à deux. Donc, pour me tenir compagnie, j'emmènerai mon amoureux ! Mon amoureux...il est au diable : je l'ai mis à la porte hier. Mon pauvre cœur très consolable, mon cœur est libre comme l'air. J'ai des galants à la douzaine, mais ils ne sont pas à mon gré. Voici la fin de la semaine, qui veut m'aimer ? je l'aimerai. Qui veut mon âme ? Elle est à prendre ! Vous arrivez au bon moment ! Je n'ai guère le temps d'attendre, car avec mon nouvel amant... Près des remparts de Séville, etc. JOSÉ Tais-toi ! je t'avais dit de ne pas me parler ! CARMEN Je ne te parle pas, je chante pour moi-même ; et je pense...il n'est pas défendu de penser ! Je pense à certain officier, qui m'aime, et qu'à mon tour, oui, à mon tour je pourrais bien aimer ! JOSÉ Carmen ! CARMEN Mon officier n'est pas un capitaine, pas même un lieutenant, il n'est que brigadier ; mais c'est assez pour une bohémienne, et je daigne m'en contenter ! JOSÉ (déliant la corde qui attache les mains de Carmen) Carmen, je suis comme un homme ivre, si je cède, si je me livre, ta promesse, tu la tiendras, ah ! si je t'aime, Carmen, tu m'aimeras ? CARMEN Oui... Nous danserons la séguedille en buvant du manzanilla. JOSÉ Chez Lillas Pastia... Tu le promets ! Carmen... Tu le promets ! CARMEN Ah ! Près des remparts de Séville, etc. (Carmen va se replacer sur son escabeau, les mains derrière le dos. Rentre Zuniga.) N° 10 Final ZUNIGA (à José) Voici l'ordre ; partez. Et faites bonne garde. CARMEN (bas à José) En chemin je te pousserai, je te pousserai aussi fort que je le pourrais... Laisse-toi renverser... le reste me regarde. (Elle se place entre les deux dragons. José à côté d'elle. Les femmes et les bourgeois pendant ce temps sont rentrés en scène, toujours maintenus à distance par les dragons. Carmen traverse la scène allant vers le pont.) L'amour est enfant de bohème, il n'a jamais connu de loi. Si tu ne m'aimes pas, je t'aime ; si je t'aime, prends garde à toi ! (En arrivant à l'entrée du pont, Carmen pousse José qui se laisse renverser. Confusion, désordre, Carmen s'enfuit. Arrivée au milieu du pont, elle s'arrête un instant, jette sa corde à la volée par- dessus le parapet du pont, et se sauve pendant qu'à la scène, avec de grands éclats de rire, les cigarières entourent Zuniga.) Entracte La taverne de Lillas Pastia (Carmen, Mercédès, Frasquita, le lieutenant Zuniga, Moralès et un lieutenant. C 'est la fin d'un dîner. La table est en désordre. Les officiers et les bohémiennes fument des cigarettes. Deux bohémiens râclent de la guitare dans un coin de la taverne et deux bohémiennes, au milieu de la scène, dansent. Carmen est assise, regardant danser les bohémiennes. Un officier lui parle bas, mais elle ne fait aucune attention à lui. Elle se lève tout à coup et se met à chanter.) N° 11 Chanson bohème CARMEN Les tringles des sistres tintaient avec un éclat métallique, et sur cette étrange musique les zingarellas se levaient. Tambours de basque allaient leur train, et les guitares forcenées grinçaient sous des mains obstinées, même chanson, même refrain. Tralalalala... (Sur le refrain les bohémiennes dansent. Mercédès et Frasquita reprennent avec Carmen le : Tralalalala.) Les anneaux de cuivre et d'argent reluisaient sur les peaux bistrées ; d'orange et de rouge zébrées les étoffes flottaient au vent. La danse au chant se mariait, d'abord indécise et timide, plus vive ensuite et plus rapide, cela montait, montait, montait ! Tralalalala... Les bohémiens à tour de bras de leurs instruments faisaient rage, et cet éblouissant tapage, ensorcelait les zingaras ! Sous le rythme de la chanson, ardentes, folles, enfiévrées, elles se laissaient, enivrées, emporter par le tourbillon ! Tralalalala... Récitative FRASQUITA Messieurs, Pastia me dit... ZUNIGA Que nous veut-il encore, maître Pastia ? FRASQUITA Il dit que le corrégidor veut que l'on ferme l'auberge. ZUNIGA Eh bien, nous partirons. Vous viendrez avec nous. FRASQUITA Non pas ! nous, nous restons. ZUNIGA Et toi, Carmen, tu ne viens pas ? Écoute ! Deux mots dits tout bas: tu m'en veux. CARMEN Vous en vouloir ! pourquoi ? ZUNIGA Ce soldat, l'autre jour, emprisonné pour toi... CARMEN Qu'a-t-on fait de ce malheureux ? ZUNIGA Maintenant il est libre ! CARMEN Il est libre ! tant mieux. Bonsoir, messieurs nos amoureux ! CARMEN, FRASQUITA et MERCÉDÈS Bonsoir, messieurs nos amoureux ! N° 12 Chœur CHŒUR (en dehors) Vivat ! vivat le Toréro ! Vivat ! vivat Escamillo ! ZUNIGA Une promenade aux flambeaux ! C'est le vainqueur des courses de Grenade. (Escamillo paraît.) Voulez-vous avec nous boire, mon camarade? À vos succès anciens, à vos succès nouveaux ! CHŒUR Vivat ! vivat le Toréro ! Vivat ! vivat Escamillo ! N° 13 Couplets (Chanson du toréro) ESCAMILLO Votre toast, je peux vous le rendre, señors, señors, car avec les soldats, oui, les toréros peuvent s'entendre, pour plaisirs ils ont les combats ! Le cirque est plein, c'est jour de fête, le cirque est plein du haut en bas. Les spectateurs perdant la tête. Les spectateurs s'interpellent à grand fracas ! Apostrophes, cris et tapage poussés jusques à la fureur ! Car c'est la fête des gens du courage ! c'est la fête des gens de cœur ! Allons ! en garde ! ah ! Toréador, en garde ! Et songe bien, oui, songe en combattant, qu'un œil noir te regarde et que l'amour t'attend ! Toréador, l'amour t'attend ! TOUT LE MONDE Toréador, en garde ! etc. (Carmen remplit le verre d'Escamillo.) ESCAMILLO Tout d'un coup, on fait silence, on fait silence, ah ! que se passe-t-il ? Plus de cris, c'est l'instant ! Le taureau s'élance en bondissant hors du toril ! Il s'élance ! Il entre, il frappe ! Un cheval roule, entraînant un picador ! « Ah ! bravo Toro ! » hurle la foule ; le taureau va, il vient, il vient et frappe encore ! En secouant ses banderilles, plein de fureur, il court ! Le cirque est plein de sang ! On se sauve, on franchit les grilles. C'est ton tour maintenant ! Allons ! en garde ! ah ! Toréador, en garde ! etc. TOUT LE MONDE Toréador, en garde ! etc. Récitative (On boit, on échange des poignées de main avec le Toréro. Les officiers commencent à se préparer à partir. Escamillo se trouve près de Carmen.) ESCAMILLO La belle, un mot : comment t'appelle-t-on ? Dans mon premier danger je veux dire ton nom. CARMEN Carmen, Carmencita ! Cela revient au même ! ESCAMILLO Si l'on te disait que l'on t'aime ?... CARMEN Je répondrais qu'il ne faut pas m'aimer. ESCAMILLO Cette réponse n'est pas tendre ; je me contenterai d'espérer et d'attendre. CARMEN Il est permis d'attendre, il est doux d'espérer. ZUNIGA Puisque tu ne viens pas, Carmen, je reviendrai. CARMEN Et vous aurez grand tort ! ZUNIGA Bah ! je me risquerai ! (Exit Zuniga et Escamillo. Le Dancaïre et Le Remendado entrent.) Récitative FRASQUITA Eh bien ! vite, quelles nouvelles ? LE DANCAÏRE Pas trop mauvaises les nouvelles, et nous pouvons encore faire quelques beaux coups! Mais nous avons besoin de vous. FRASQUITA, MERCÉDÈS et CARMEN Besoin de nous ? LE DANCAÏRE Oui, nous avons besoin de vous. N°. 14 Quintette Nous avons en tête une affaire. MERCÉDÈS et FRASQUITA Est-elle bonne, dites-nous ? LE DANCAÏRE et LE REMENDADO Elle est admirable, ma chère ; mais nous avons besoin de vous. TOUS LE CINQ De nous ? etc. De vous ! etc. LE DANCAÏRE et LE REMENDADO Car nous l'avouons humblement, et fort respectueusement : quand il s'agit de tromperie, de duperie, de volerie, il est toujours bon, sur ma foi, d'avoir les femmes avec soi. Et sans elles, mes toutes belles, on ne fait jamais rien de bien ! FRASQUITA, MERCÉDÈS et CARMEN Quoi ! sans nous jamais rien de bien ? LE DANCAÏRE et LE REMENDADO N'êtes-vous pas de cet avis ? FRASQUITA, MERCÉDÈS et CARMEN Si fait, je suis de cet avis. Si fait, vraiment je suis. TOUS LES CINQ Quand il s'agit de tromperie, etc. LE DANCAÏRE C'est dit alors ; vous partirez ? FRASQUITA et MERCÉDÈS Quand vous voudrez. LE DANCAÏRE Mais tout de suite. CARMEN Ah ! permettez ! S'il vous plaît de partir, partez, mais je ne suis pas du voyage. Je ne pars pas, je ne pars pas ! LE DANCAÏRE et LE REMENDADO Carmen, mon amour, tu viendras - CARMEN Je ne pars pas ; je ne pars pas ! LE DANCAÏRE et LE REMENDADO Et tu n'auras pas le courage de nous laisser dans l'embarras. FRASQUITA et MERCÉDÈS Ah ! ma Carmen, tu viendras. CARMEN Je ne pars pas, etc. LE DANCAÏRE Mais, au moins la raison, Carmen, tu la diras. TOUS LES QUATRE La raison, la raison ! CARMEN Je la dirai certainement. TOUS LES QUATRE Voyons ! Voyons ! CARMEN La raison, c'est qu'en ce moment... TOUS LES QUATRE Eh bien ? Eh bien ? CARMEN Je suis amoureuse ! LE DANCAÏRE et LE REMENDADO (stupéfaits) Qu'a-t-elle dit ? FRASQUITA et MERCÉDÈS Elle dit qu'elle est amoureuse ! TOUS LES QUATRE Amoureuse ! CARMEN Oui, amoureuse ! LE DANCAÏRE Voyons, Carmen, sois sérieuse ! CARMEN Amoureuse à perdre l'esprit ! LE DANCAÏRE et LE REMENDADO La chose, certes, nous étonne, mais ce n'est pas le premier jour où vous aurez su, ma mignonne, faire marcher de front le devoir et l'amour. CARMEN Mes amis, je serais fort aise de partir avec vous ce soir ; mais cette fois ne vous déplaise, il faudra que l'amour passe avant le devoir. LE DANCAÏRE Ce n'est pas là ton dernier mot ? CARMEN Absolument ! LE REMENDADO Il faut que tu te laisses attendrir. TOUS LES QUATRE Il faut venir, Carmen, il faut venir ! Pour notre affaire, c'est nécessaire, car entre nous... CARMEN Quant à cela, je l'admets avec vous... TOUS LES CINQ (reprise) Quand il s'agit de tromperie, etc. Récitative LE DANCAÏRE Mais qui donc attends-tu ? CARMEN Presque rien, un soldat qui l'autre jour pour me rendre service s'est fait mettre en prison. LE REMENDADO Le fait est délicat. LE DANCAÏRE Il se peut qu'après tout ton soldat réfléchisse. Es-tu bien sûre qu'il viendra ? N°15 Chanson JOSÉ (voix très éloignée) Halte là ! Qui va là ? Dragon d'Alcala ! CARMEN Écoutez ! JOSÉ Où t'en vas-tu par là, Dragon d'Alcala ? CARMEN Le voilà ! JOSÉ Moi, je m'en vais faire mordre la poussière à mon adversaire. - S'il en est ainsi, passez, mon ami. Affaire d'honneur, affaire de cœur ; pour nous tout est là, Dragons d'Alcala ! FRASQUITA C'est un beau dragon ! MERCÉDÈS Un très beau dragon ! LE DANCAÏRE - Qui serait pour nous un fier compagnon. LE REMENDADO Dis-lui de nous suivre. CARMEN Il refusera. LE DANCAÏRE Mais, essaye, au moins. CARMEN Soit ! on essayera. (Le Remendado se sauve et sort. Le Dancaïre le poursuit et sort à son tour entraînant Mercédès et Frasquita.) JOSÉ (la voix beaucoup plus rapprochée) Halte là ! Qui va là ? Dragon d'Alcala ! Où t'en vas-tu par là, Dragon d'Alcala ? - Exact et fidèle, je vais où m'appelle l'amour de ma belle ! - S'il en est ainsi, passez, mon ami. Affaire d'honneur, affaire de cœur, pour nous tout est là, Dragons d'Alcala ! (Entre Don José.) Récitative CARMEN Enfin c'est toi ! JOSÉ Carmen ! CARMEN Et tu sors de prison ? JOSÉ J'y suis resté deux mois. CARMEN Tu t'en plains ? JOSÉ Ma foi, non ! Et si c'était pour toi, j'y voudrais être encore. CARMEN Tu m'aimes donc ? JOSÉ Moi, je t'adore ! CARMEN Vos officiers sont venus tout à l'heure, ils nous ont fait danser. JOSÉ Comment, toi ? CARMEN Que je meure si tu n'es pas jaloux ! JOSÉ Eh oui, je suis jaloux ! N° 16 Duo CARMEN Tout doux, Monsieur, tout doux. Je vais danser en votre honneur, et vous verrez, seigneur, comment je sais moi-même accompagner ma danse ! Mettez-vous là, Don José, je commence ! (Elle fait asseoir Don José dans un coin du théâtre. Petite danse, Carmen, du bout des lèvres, fredonne un air qu'elle accompagne avec ses castagnettes. Don José la dévore des yeux. On entend au loin des clairons qui sonnent la retraite. Don José prête l'oreille. Il s'approche de Carmen, et l'oblige à arrêter.) JOSÉ Attends un peu, Carmen, rien qu'un moment, arrête ! CARMEN Et pourquoi, s'il te plaît ? JOSÉ Il me semble, là-bas... oui, ce sont nos clairons qui sonnent la retraite ! Ne les entends-tu pas ? CARMEN Bravo ! Bravo ! J'avais beau faire ; il est mélancolique de danser sans orchestre. Et vive la musique qui nous tombe du ciel ! (Elle reprend sa chanson. La retraite approche, passe sous les fenêtres de l'auberge, puis s'éloigne.) JOSÉ Tu ne m'as pas compris, Carmen, c'est la retraite ; il faut que moi, je rentre au quartier pour l'appel. CARMEN Au quartier ! pour l'appel ! Ah ! j'étais vraiment trop bête ! Je me mettais en quatre et je faisais des frais, oui, je faisais des frais pour amuser monsieur ! Je chantais ! Je dansais ! Je crois, Dieu me pardonne, qu'un peu plus, je l'aimais ! Taratata ! C'est le clairon qui sonne ! Taratata ! Il part ! il est parti ! Va-t'en donc, canari ! (avec fureur lui envoyant son shako à la volée) Tiens ; prends ton shako, ton sabre, ta giberne ; et va-t'en, mon garçon, va-t'en ! Retourne à ta caserne ! JOSÉ C'est mal à toi, Carmen, de te moquer de moi ! Je souffre de partir, car jamais femme, jamais femme avant toi, aussi profondément n'avait troublé mon âme ! CARMEN « Taratata, mon Dieu ! c'est la retraite ! Taratata, je vais être en retard ! » Il court, il perd la tête, et voilà son amour ! JOSÉ Ainsi, tu ne crois pas à mon amour ? CARMEN Mais non ! JOSÉ Eh bien ! tu m'entendras ! CARMEN Je ne veux rien entendre ! JOSÉ Tu m'entendras ! CARMEN Tu vas te faire attendre ! JOSÉ Tu m'entendras ! Carmen ! CARMEN Non ! non ! non ! non ! JOSÉ Oui, tu m'entendras ! Je le veux ! Carmen, tu m'entendras ! (Il va chercher sous sa veste d'uniforme la fleur de cassie que Carmen lui a jetée au premier acte.) La fleur que tu m'avais jetée, dans ma prison m'était restée. Flétrie et sèche, cette fleur gardait toujours sa douce odeur ; et pendant des heures entières, sur mes yeux, fermant mes paupières, de cette odeur je m'enivrais et dans la nuit je te voyais ! Je me prenais à te maudire, à te détester, à me dire : pourquoi faut-il que le destin l'ait mise là sur mon chemin ? Puis je m'accusais de blasphème, et je ne sentais en moi-même, je ne sentais qu'un seul désir, un seul désir, un seul espoir : te revoir, ô Carmen, oui, te revoir ! Car tu n'avais eu qu'à paraître, qu'à jeter un regard sur moi, pour t'emparer de tout mon être, ô ma Carmen ! et j'étais une chose à toi ! Carmen, je t'aime ! CARMEN Non, tu ne m'aimes pas ! JOSÉ Que dis-tu ? CARMEN Non, tu ne m'aimes pas, non ! Car si tu m'aimais, là-bas, là-bas, tu me suivrais. JOSÉ Carmen ! CARMEN Oui ! - Là-bas, là-bas, dans la montagne, là-bas, là-bas, tu me suivrais. Sur ton cheval tu me prendrais, et comme un brave à travers la campagne, en croupe, tu m'emporterais ! Là-bas, là-bas dans la montagne ! JOSÉ Carmen ! CARMEN Là-bas, là-bas, tu me suivrais, si tu m'aimais ! Tu n'y dépendrais de personne ; point d'officier à qui tu doives obéir et point de retraite qui sonne pour dire à l'amoureux qu'il est temps de partir ! Le ciel ouvert, la vie errante, pour pays l'univers ; et pour loi sa volonté, et surtout la chose enivrante : la liberté ! la liberté ! JOSÉ Mon Dieu ! CARMEN Là-bas, là-bas dans la montagne, etc. JOSÉ Ah! Carmen, hélas ! tais-toi ! pitié ! CARMEN Oui, n'est-ce pas, là-bas, là-bas, tu me suivras, tu m'aimes et tu me suivras ! Là-bas, là-bas, emporte-moi ! JOSÉ Ah ! tais-toi, tais-toi ! Non ! Je ne veux plus t'écouter ! Quitter mon drapeau...déserter... c'est la honte, c'est l'infamie ! Je n'en veux pas ! CARMEN Eh bien, pars ! JOSÉ Carmen, je t'en prie ! CARMEN Non ! je ne t'aime plus ! JOSÉ Écoute ! CARMEN Va ! je te hais ! Adieu ! mais adieu pour jamais ! JOSÉ Eh bien, soit - adieu, adieu pour jamais ! CARMEN Va-t'en ! JOSÉ Carmen ! adieu ! adieu pour jamais ! CARMEN Adieu ! (Don José va en courant jusqu'à la porte ; au moment où il y arrive, on frappe.) N° 17 Finale ZUNIGA (au dehors) Holà Carmen ! Holà ! Holà ! JOSÉ Qui frappe ? qui vient là ? CARMEN Tais-toi ! Tais-toi ! ZUNIGA (faisant sauter la porte) J'ouvre moi-même et j'entre. (voit Don José - à Carmen) Ah ! fi, ah ! fi, la belle ! Le choix n'est pas heureux ; c'est se mésallier de prendre le soldat quand on a l'officier. (à Don José) Allons ! Décampe ! JOSÉ Non ! ZUNIGA Si fait, tu partiras ! JOSÉ Je ne partirai pas ! ZUNIGA (le frappant) Drôle ! JOSÉ (sautant sur son sabre) Tonnerre ! il va pleuvoir des coups ! CARMEN (se jetant entre eux deux) Au diable le jaloux ! (appelant) À moi ! à moi ! (Les bohémiens paraissent de tous les côtés. Carmen d'un geste montre Zuniga aux bohémiens. Le Dancaïre et Le Remendado se jettent sur lui, le désarment.) CARMEN Rel officier ! Rel officier, l'amour vous joue en ce moment un assez vilain tour. Vous arrivez fort mal, hélas ! et nous sommes forcés, ne voulant être dénoncés, de vous garder au moins...pendant une heure. LE DANCAÏRE et LE REMENDADO Mon cher monsieur, nous allons, s'il vous plaît, quitter cette demeure ; vous viendrez avec nous ? CARMEN C'est une promenade. LE DANCAÏRE et LE REMENDADO Consentez-vous ? TOUS LES BOHÉMIENS Répondez, camarade. ZUNIGA Certainement, d'autant plus que votre argument est un de ceux auxquels on ne résiste guère, mais gare à vous ! Gare à vous plus tard ! LE DANCAÏRE La guerre, c'est la guerre ! En attendant, mon officier, passez devant sans vous faire prier ! LE REMENDADO et LES BOHÉMIENS Passez devant sans vous faire prier ! (L'officier sort, emmené par quatre bohémiens, le pistolet à la main.) CARMEN (à Don José) Es-tu des nôtres maintenant ? JOSÉ Il le faut bien. CARMEN Ah ! le mot n'est pas galant, mais qu'importe, va, tu t'y feras quand tu verras comme c'est beau, la vie errante ; pour pays, l'univers, et pour loi sa volonté, et surtout, la chose enivrante : la liberté ! la liberté ! TOUS (à Don José) Suis-nous à travers la campagne, viens avec nous dans la montagne, suis-nous et tu t'y feras quand tu verras, là-bas, comme c'est beau, la vie errante ; pour pays, l'univers, et pour loi, sa volonté ! Et surtout, la chose enivrante : la liberté ! la liberté ! Le ciel ouvert, la vie errante, pour pays tout l'univers ; pour loi sa volonté, et surtout la chose enivrante : la liberté, la liberté ! Entracte N° 18 Sextuor et Chœur (Le rideau se lève sur des rochers. (Site pittoresque et sauvage - solitude complète et nuit noire. Prélude musical. Un contrebandier paraît au haut des rochers, puis un autre, puis deux autres, puis vingt autres çà et là, descendant et escaladant les rochers. Des hommes portent de gros ballots sur les épaules.) CHŒUR Écoute, écoute, compagnon, écoute, la fortune est là-bas, là-bas, mais prends garde pendant la route, prends garde de faire un faux pas ! LE DANCAÏRE, LE REMENDADO, JOSÉ, CARMEN, MERCÉDÈS et FRASQUITA Notre métier est bon, mais pour le faire il faut avoir une âme forte ! Et le péril est en haut, il est en bas, il est partout, qu'importe ! Nous allons devant nous sans souci du torrent, sans souci de l'orage, sans souci du soldat qui là-bas nous attend, et nous guette au passage - sans souci nous allons en avant ! TOUS Écoute, compagnon, écoute, etc. Récitative LE DANCAÏRE Reposons-nous une heure ici, mes camarades ; nous, nous allons nous assurer que le chemin est libre, et que sans algarades la contrebande peut passer. (Pendant la scène entrent Carmen et José. Quelques bohémiens allument un feu près duquel Mercédès et Frasquita viennent s'asseoir. Les autres se roulent dans leurs manteaux, se couchent et s'endorment.) CARMEN (à José) Que regardes-tu donc ? JOSÉ Je me dis que là-bas il existe une bonne et brave vieille femme qui me croit honnête homme. Elle se trompe, hélas ! CARMEN Qui donc est cette femme ? JOSÉ Ah ! Carmen, sur mon âme, ne raille pas... car c'est ma mère. CARMEN Eh bien ! va la retrouver tout de suite ! Notre métier, vois-tu, ne te vaut rien. Et tu refais fort bien de partir au plus vite. JOSÉ Partir, nous séparer ? CARMEN Sans doute. JOSÉ Nous séparer, Carmen ? Écoute, si tu redis ce mot ! CARMEN Tu me tuerais peut-être ? Quel regard, tu ne réponds rien... Que m'importe ? après tout, le destin est le maître. N° 19 Trio (Elle tourne le dos à José et va s'asseoir près de Mercédès et de Frasquita. Après un instant d'indécision, José s'éloigne à son tour et va s'étendre sur les rochers. Pendant les dernières répliques de la scène, Mercédès et Frasquita ont étalé des cartes devant elles.) FRASQUITA et MERCÉDÈS Mêlons ! Coupons ! Rien, c'est cela ! Trois cartes ici... Quatre là ! Et maintenant, parlez, mes belles, de l'avenir, donnez-nous des nouvelles ; dites-nous qui nous trahira, dites-nous qui nous aimera ! Parlez, parlez ! FRASQUITA Moi, je vois un jeune amoureux qui m'aime on ne peut davantage. MERCÉDÈS Le mien est très riche et très vieux, mais il parle de mariage. FRASQUITA Je me campe sur son cheval, et dans la montagne il m'entraîne. MERCÉDÈS Dans un château presque royal, le mien m'installe en souveraine ! FRASQUITA De l'amour à n'en plus finir, tous les jours, nouvelles folies ! MERCÉDÈS De l'or tant que j'en puis tenir, des diamants, des pierreries ! FRASQUITA Le mien devient un chef fameux, cent hommes marchent à sa suite ! MERCÉDÈS Le mien, en croirai-je mes yeux ? Oui...il meurt ! Ah ! je suis veuve et j'hérite ! FRASQUITA et MERCÉDÈS (reprise) Parlez encor, parlez, mes belles, etc. (Elles recommencent à consulter les cartes.) MERCÉDÈS Fortune ! FRASQUITA Amour ! CARMEN Voyons, que j'essaie à mon tour. (Elle se met à tourner les cartes.) Carreau, pique...la mort ! J'ai bien lu...moi d'abord. Ensuite lui...pour tous les deux la mort ! En vain pour éviter les réponses amères, en vain tu mêleras ; cela ne sert à rien, les cartes sont sincères et ne mentiront pas ! Dans le livre d'en haut si ta page est heureuse, mêle et coupe sans peur, la carte sous tes doigts se tournera joyeuse, t'annonçant le bonheur. Mais si tu dois mourir, si le mot redoutable est écrit par le sort, recommence vingt fois, la carte impitoyable répétera : la mort ! (tournant les cartes) Encor ! encor ! Toujours la mort. FRASQUITA et MERCÉDÈS Parlez encor, parlez mes belles, etc. CARMEN Encore ! le désespoir ! Toujours la mort ! (Le Dancaïre et Le Remendado rentrent.) Récitative CARMEN Eh bien ? LE DANCAÏRE Eh bien ! nous essayerons de passer et nous passerons ; reste là-haut, José, garde les marchandises. FRASQUITA La route est-elle libre ? LE DANCAÏRE Oui, mais gare aux surprises ! J'ai sur la brèche où nous devons passer vu trois douaniers ; il faut nous en débarrasser. CARMEN Prenez les ballots et partons : il faut passer, nous passerons ! N° 20 Morceau d'ensemble CARMEN, MERCÉDÈS et FRASQUITA Quant au douanier, c'est notre affaire, tout comme un autre il aime à plaire, il aime à faire le galant ; ah ! laissez-nous passer en avant ! TOUTES LES FEMMES Quant au douanier, c'est notre affaire, etc. TOUS Il aime à plaire ! MERCÉDÈS Le douanier sera clément ! TOUS Il est galant ! CARMEN Le douanier sera charmant ! TOUS Il aime à plaire ! FRASQUITA Le douanier sera galant ! MERCÉDÈS Oui, le douanier sera même entreprenant ! TOUS Oui, le douanier c'est notre/leur affaire, tout comme un autre il aime à plaire, il aime à faire le galant, laissons-les/laissez-nous passer en avant ! CARMEN, MERCÉDÈS et FRASQUITA Il ne s'agit plus de bataille, non, il s'agit tout simplement de se laisser prendre la taille et d'écouter un compliment. S'il faut aller jusqu'au sourire, que voulez-vous, on sourira ! TOUTES LES FEMMES Et d'avance, je puis le dire, la contrebande passera ! En avant ! marchons ! allons ! TOUT LE MONDE Oui, le douanier c'est notre/leur affaire, etc. (Tout le monde sort. José ferme la marche et sort en examinant l'amorce de sa carabine ; un peu avant qu'il soit sorti, on voit un homme passer sa tête au-dessus du rocher. C'est le guide de Micaëla.) Récitative MICAËLA (regardant autour d'elle) C'est des contrebandiers le refuge ordinaire. Il est ici, je le verrai... et le devoir que m'imposa sa mère sans trembler je l'accomplirai. N° 21 Air MICAËLA Je dis, que rien ne m'épouvante, je dis, hélas ! que je réponds de moi ; mais j'ai beau faire la vaillante, au fond du cœur, je meurs d'effroi ! Seule en ce lieu sauvage, toute seule j'ai peur, mais j'ai tort d'avoir peur ; vous me donnerez du courage, vous me protégerez, Seigneur. Je vais voir de près cette femme dont les artifices maudits ont fini par faire un infâme de celui que j'aimais jadis : elle est dangereuse, elle est belle, mais je ne veux pas avoir peur, je parlerai haut devant elle. Ah ! Seigneur, vous me protégerez ! Ah ! je dis, que rien ne m'épouvante, etc. ...protégez-moi, ô Seigneur ! Protégez-moi, Seigneur ! Récitative Je ne me trompe pas... c'est lui sur ce rocher. À moi, José, José ! Je ne puis approcher. (avec terreur) Mais que fait-il ? il ajuste il fait feu. (On entend un coup de feu.) Ah ! j'ai trop présumé de mes forces, mon Dieu. (Elle disparaît derrière les rochers. Au même moment entre Escamillo tenant son chapeau à la main.) N° 22 Duo ESCAMILLO (regardant son chapeau) Quelques lignes plus bas et tout était fini. JOSÉ (son couteau à la main) Votre nom, répondez ! ESCAMILLO Eh! Doucement, l'ami! Je suis Escamillo, Toréro de Grenade ! JOSÉ Escamillo ! ESCAMILLO C'est moi ! JOSÉ (remettant son couteau à sa ceinture) Je connais votre nom, soyez le bienvenu ; mais vraiment, camarade, vous pouviez y rester. ESCAMILLO Je ne vous dis pas non, mais je suis amoureux, mon cher, à la folie, et celui-là serait un pauvre compagnon, qui, pour voir ses amours, ne risquerait sa vie ! JOSÉ Celle que vous aimez est ici ? ESCAMILLO Justement. C'est une zingara, mon cher. JOSÉ Elle s'appelle ? ESCAMILLO Carmen. JOSÉ Carmen ! ESCAMILLO Carmen ! oui, mon cher. Elle avait pour amant un soldat qui jadis a déserté pour elle. Ils s'adoraient, mais c'est fini, je crois. Les amours de Carmen ne durent pas six mois. JOSÉ Vous l'aimez cependant ! ESCAMILLO Je l'aime ! Oui, mon cher, je l'aime à la folie ! JOSÉ Mais pour nous enlever nos filles de bohème, savez-vous bien qu'il faut payer ? ESCAMILLO Soit ! on paiera. JOSÉ Et que le prix se paie à coups de navaja ! ESCAMILLO À coups de navaja ! JOSÉ Comprenez-vous ? ESCAMILLO Le discours est très net. Ce déserteur, ce beau soldat qu'elle aime ou du moins qu'elle aimait - c'est donc vous ? JOSÉ Oui, c'est moi-même ! ESCAMILLO J'en suis ravi, mon cher, et le tour est complet ! (Tous les deux tirent la navaja et s'entourent le bras gauche de leurs manteaux.) JOSÉ Enfin ma colère trouve à qui parler ! Le sang, je l'espère, va bientôt couler. ESCAMILLO Quelle maladresse, j'en rirais vraiment ! Chercher la maîtresse et trouver l'amant ! ENSEMBLE Mettez-vous en garde, et veillez sur vous ! Tant pis pour qui tarde à parer les coups ! En garde ! allons ! veillez sur vous ! (Combat. Le Toréro glisse et tombe. Entrent Carmen et Le Dancaïre. Carmen arrête le bras de Don José. Le Toréro se relève ; Le Remendado, Mercédès, Frasquita et les contrebandiers rentrent pendant ce temps.) N° 23 Final CARMEN Holà, holà ! José ! ESCAMILLO Vrai, j'ai l'âme ravie que ce soit vous, Carmen, qui me sauviez la vie ! (à Don José) Quant à toi, beau soldat, je prendrai ma revanche, et nous jouerons la belle, le jour où tu voudras reprendre le combat ! LE DANCAÏRE C'est bon, c'est bon, plus de querelle ! Nous, nous allons par tir. (au Toréro) Et toi, l'ami, bonsoir ! ESCAMILLO Souffrez au moins qu'avant de vous dire au revoir, je vous invite tous aux courses de Séville. Je compte pour ma part y briller de mon mieux et qui m'aime y viendra ! (à Don José qui fait un geste de menace) L'ami, tiens-toi tranquille, j'ai tout dit et je n'ai plus ici qu'à faire mes adieux ! (Jeu de scène. Don José veut s'élancer sur le Toréro. Le Dancaïre et Le Remendado le retiennent. Le Toréro sort très lentement.) JOSÉ (à Carmen) Prends garde à toi, Carmen, je suis las de souffrir ! (Carmen lui répond par un léger haussement d'épaules et s'éloigne de lui.) LE DANCAÏRE En route, en route, il faut partir ! TOUS En route, en route, il faut partir ! LE REMENDADO Halte ! quelqu'un est là qui cherche à se cacher. (Il amène Micaëla.) CARMEN Une femme ! LE DANCAÏRE Pardieu, la surprise est heureuse ! JOSÉ Micaëla ! MICAËLA Don José ! JOSÉ Malheureuse ! Que viens-tu faire ici ? MICAËLA Moi, je viens te chercher. Là-bas est la chaumière, où sans cesse priant une mère, ta mère, pleure, hélas sur son enfant. Elle pleure et t'appelle, elle pleure et te tend les bras ; tu prendras pitié d'elle, José, ah ! José, tu me suivras ! CARMEN Va-t'en ! Va-t'en ! tu feras bien, notre métier ne te vaut rien ! JOSÉ Tu me dis de la suivre ? CARMEN Oui, tu devrais partir ! JOSÉ Tu me dis de la suivre pour que toi, tu puisses courir après ton nouvel amant ! Non ! non vraiment ! Dût-il m'en coûter la vie, non, Carmen, je ne partirai pas, et la chaîne qui nous lie nous liera jusqu'au trépas ! Dût-il m'en coûter la vie, etc. MICAËLA Écoute-moi, je t'en prie, ta mère te tend les bras, cette chaîne qui te lie, José, tu la briseras ! FRASQUITA, MERCÉDÈS, LE REMENDADO, LE DANCAÏRE et CHŒUR Il t'en coûtera la vie, José, si tu ne pars pas, et la chaîne qui vous lie se rompra par ton trépas. JOSÉ (à Micaëla) Laisse-moi ! MICAËLA Hélas, José ! JOSÉ Car je suis condamné ! FRASQUITA, MERCÉDÈS, LE REMENDADO, LE DANCAÏRE et CHŒUR José ! Prends garde ! JOSÉ (à Carmen) Ah ! je te tiens, fille damnée, je te tiens, et je te forcerai bien à subir la destinée qui rive ton sort au mien ! Dût-il m'en coûter la vie, non, non, non, je ne partirai pas ! CHŒUR Ah ! prends garde, prends garde, Don José ! MICAËLA Une parole encor, ce sera la dernière. Hélas ! José, ta mère se meurt, et ta mère ne voudrait pas mourir sans t'avoir pardonné. JOSÉ Ma mère ! elle se meurt ? MICAËLA Oui, Don José. JOSÉ Partons, ah, partons ! (à Carmen) Sois contente, je pars, mais nous nous reverrons ! (Il entraîne Micaëla.) ESCAMILLO (au loin) Toréador, en garde ! etc. (José s'arrête, au fond, dans les rochers. Il hésite, puis après un instant il part, entraînant avec lui Micaëla. Carmen écoute et se penche sur les rochers. Les bohémiens chargent leurs ballots et se mettent en marche.) Entracte N° 24 Chœur Une place à Séville (Au fond du théâtre les murailles de la vieille arène. L'entrée du cirque est fermée par un long vélum. C'est le jour d'un combat de taureaux. Grand mouvement sur la place. Marchands d'eau, d'oranges, d'éventails, etc.) CHŒUR À deux cuartos ! À deux cuartos ! Des éventails pour s'éventer ! Des oranges pour grignoter ! Le programme avec les détails ! Du vin ! De l'eau ! Des cigarettes ! À deux cuartos ! À deux cuartos ! etc. Voyez ! À deux cuartos ! Señoras et caballeros ! ZUNIGA Des oranges, vite ! PLUSIEURS MARCHANDS (se précipitant) En voici, prenez, prenez, mesdemoiselles. UN MARCHAND (à l'officier qui paie) Merci, mon officier, merci. LES AUTRES MARCHANDS Celles-ci, Señor, sont plus belles. Des éventails pour s'éventer, etc. ZUNIGA Holà ! des éventails ! UN ROHÉMIEN (se précipitant) Voulez-vous aussi des lorgnettes ? CHŒUR (reprise) À deux cuartos ! À deux cuartos ! Voyez ! voyez ! à deux cuartos ! etc. (On entend de grand cris au dehors, des fanfares, etc., etc. C'est l'arrivée de la quadrille.) N° 25 Marche et Chœur CHŒUR Les voici ! voici la quadrille ! La quadrille des toréros ! Sur les lances le soleil brille ! En l'air toques et sombreros ! Les voici ! voici la quadrille, la quadrille des toréros ! Voici, débouchant sur la place, voici d'abord, marchant au pas, l'alguazil à vilaine face ! À bas ! à bas ! à bas ! à bas ! Et puis saluons au passage, saluons les hardis chulos ! Rravo ! viva ! gloire au courage ! Voici les hardis chulos ! Voyez les banderilleros ! Voyez quel air de crânerie ! Voyez ! voyez ! voyez ! voyez ! Quel regards, et de quel éclat étincelle la broderie de leur costume de combat ! Voici les banderilleros ! Une autre quadrille s'avance ! Voyez les picadors ! Comme ils sont beaux ! Comme ils vont du fer de leur lance, harceler le flanc des taureaux ! (Paraît enfin Escamillo, ayant près de lui Carmen, radieuse et dans un costume éclatant.) L'Espada ! Escamillo ! C'est l'Espada, la fine lame, celui qui vient terminer tout, qui paraît à la fin du drame et qui frappe le dernier coup ! Vive Escamillo ! ah bravo ! Les voici ! voici la quadrille ! etc. ESCAMILLO (à Carmen) Si tu m'aimes, Carmen, tu pourras, tout à l'heure, être fière de moi. CARMEN Ah ! je t'aime, Escamillo, je t'aime, et que je meure si j'ai jamais aimé quelqu'un autant que toi ! TOUS LES DEUX Ah ! je t'aime ! Oui, je t'aime ! LES ALGUAZILS Place, place ! place ! au seigneur Acalde ! (Petite marche à l'orchestre. Sur cette marche entre au fond l'acalde précédé et suivi des alguazils. Pendant ce temps Frasquita et Mercédès s'approchent de Carmen.) FRASQUITA Carmen, un bon conseil, ne reste pas ici ! CARMEN Et pourquoi, s'il te plaît ? MERCÉDÈS Il est là ! CARMEN Qui donc ? MERCÉDÈS Lui, Don José ! Dans la foule il se cache ; regarde. CARMEN Oui, je le vois. FRASQUITA Prends garde ! CARMEN Je ne suis pas femme à trembler devant lui. Je l'attends, et je vais lui parler. MERCÉDÈS Carmen, crois-moi, prends garde ! CARMEN Je ne crains rien ! FRASQUITA Prends garde ! (L'acalde est entré dans le cirque. Derrière l'acalde, le cortège de la quadrille reprend sa marche et entre dans le cirque. La populace suit...et la foule en se retirant a dégagé Don José...Carmen reste seule au premier plan.) N° 26 Duo final CARMEN C'est toi ! JOSÉ C'est moi ! CARMEN L'on m'avait avertie que tu n'étais pas loin, que tu devais venir ; l'on m'avait même dit de craindre pour ma vie mais je suis brave et n'ai pas voulu fuir. JOSÉ Je ne menace pas, j'implore, je supplie ; notre passé, Carmen, je l'oublie. Oui, nous allons tous deux commencer une autre vie, loin d'ici, sous d'autres cieux ! CARMEN Tu demandes l'impossible, Carmen jamais n'a menti ; son âme reste inflexible. Entre elle et toi, tout est fini. Jamais je n'ai menti ; entre nous, tout est fini. JOSÉ Carmen, il est temps encore, oui, il est temps encore. Ô ma Carmen, laisse-moi te sauver, toi que j'adore, et me sauver avec toi ! CARMEN Non, je sais bien que c'est l'heure, je sais bien que tu me tueras ; mais que je vive ou que je meure, non, non, je ne te céderai pas ! JOSÉ Carmen, il est temps encore, ô ma Carmen, laisse-moi te sauver, toi que j'adore ; ah ! laisse-moi te sauver et me sauver avec toi ! Ô ma Carmen, il est temps encore, etc. CARMEN Pourquoi t'occuper encore d'un cœur qui n'est plus à toi ? Non, ce cœur n'est plus à toi ! En vain tu dis : « Je t'adore », tu n'obtiendras rien, non, rien de moi. Ah ! c'est en vain, tu n'obtiendras rien, rien de moi ! JOSÉ Tu ne m'aimes donc plus ? (Silence de Carmen.) Tu ne m'aimes donc plus ? CARMEN Non, je ne t'aime plus. JOSÉ Mais moi, Carmen, je t'aime encore ; Carmen, hélas ! moi, je t'adore ! CARMEN À quoi bon tout cela ? Que de mots superflus ! JOSÉ Carmen, je t'aime, je t'adore ! Eh bien, s'il le faut, pour te plaire, je resterai bandit, tout ce que tu voudras - tout, tu m'entends ? Tout ! mais ne me quitte pas, ô ma Carmen, ah ! souviens-toi, souviens-toi du passé ! Nous nous aimions naguère ! Ah ! ne me quitte pas, Carmen, ah, ne me quitte pas ! CARMEN Jamais Carmen ne cédera ! Libre elle est née et libre elle mourra ! CHŒUR et FANFARES (dans le cirque) Viva ! viva ! la course est belle ! Viva ! sur le sable sanglant le taureau, le taureau s'élance ! Voyez ! voyez ! voyez ! Le taureau qu'on harcèle en bondissant s'élance, voyez ! Frappé juste, en plein cœur, voyez ! voyez ! voyez ! Victoire ! (Pendant ce chœur, silence de Carmen et de Don José... Tous deux écoutent... Don José ne perd pas Carmen de vue... Le chœur terminé, Carmen fait un pas vers le cirque.) JOSÉ (se plaçant devant elle) Où vas-tu ? CARMEN Laisse-moi ! JOSÉ Cet homme qu'on acclame, c'est ton nouvel amant ! CARMEN Laisse-moi ! laisse-moi ! JOSÉ Sur mon âme, tu ne passeras pas, Carmen, c'est moi que tu suivras ! CARMEN Laisse-moi, Don José, je ne te suivrai pas. JOSÉ Tu vas le retrouver. Dis...tu l'aimes donc ? CARMEN Je l'aime ! Je l'aime, et devant la mort même, je répéterai que je l'aime ! (fanfares et reprise du chœur dans le cirque) CHŒUR Viva ! la course est belle ! etc. JOSÉ Ainsi, le salut de mon âme, je l'aurai perdu pour que toi, pour que tu t'en ailles, infâme, entre ses bras, rire de moi ! Non, par le sang, tu n'iras pas ! Carmen, c'est moi que tu suivras ! CARMEN Non ! non ! jamais ! JOSÉ Je suis las de te menacer ! CARMEN Eh bien ! frappe-moi donc, ou laisse-moi passer ! CHŒUR Victoire ! JOSÉ Pour la dernière fois, démon, veux-tu me suivre ? CARMEN Non ! non ! Cette bague autrefois, tu me l'avais donnée, tiens ! (Elle la jette à la volée.) JOSÉ (le poignard à la main, s'avançant sur Carmen) Eh bien, damnée ! (Carmen recule. José la poursuit. Pendant ce temps, fanfares dans le cirque.) CHŒUR Toréador, en garde ! Et songe bien, oui, songe en combattant, qu'un œil noir te regarde, et que l'amour t'attend ! (José a frappé Carmen. Elle tombe morte...Le vélum s'ouvre. On sort du cirque.) JOSÉ Vous pouvez m'arrêter. C'est moi qui l'ai tuée ! (Escamillo paraît sur les marches du cirque. José se jette sur le corps de Carmen.) Ah ! Carmen ! ma Carmen adorée ! Fin de l'opéra |
libretto by Henri Meilhac, Ludovic Halévy |