Humains : Siegmund, fils de Wotan, ténor Hunding, époux de Sieglinde, basse Sieglinde, sœur et amante de Siegmund, soprano Dieux : Wotan, maître des dieux, baryton-basse Fricka, épouse de Wotan, déesse du mariage, mezzo-soprano Les neuf Walkyries, filles de Wotan, déesses de la mort : Brünnhilde, soprano Gerhilde, soprano Ortlinde, soprano Waltraute, mezzo-soprano Schwertleite, mezzo-soprano Helmvige, soprano Siegrune, contralto Grimgerde, mezzo-soprano Roßweisse, mezzo-soprano L’intérieur d’une habitation. Au milieu s’élève le tronc d’un frêne puissant, dont les racines fortement saillantes vont se perdre au loin dans le sol ; un toit de charpente divise la hauteur de l’arbre, séparant la cime du tronc ; ce tronc et les branches qu’il étend traversent le toit en des ouvertures qui leur correspondent exactement ; on devine la cime feuillue de l’arbre, élargie au-dessus du toit. Autour de la souche du frêne, qui en marque le centre, une salle d’habitation est construite ; les murailles sont faites d’ais grossièrement équarris, que recouvrent de-ci de-là des pièces d’étoffe tissée. À droite, vers le devant de la scène est placé le foyer, dont la cheminée monte vers le toit, sur le côté. Derrière le foyer se trouve une pièce analogue à une réserve aux provisions ; quelques marches de bois y donnent accès ; un rideau d’étoffe, fermé à demi, et suspendu à l’entrée. Au fond de la scène, la porte d’entrée de l’habitation, avec un léger loquet de bois. À gauche de cette porte, on va vers une pièce intérieure, à laquelle des degrés de bois conduisent également ; du même côté, beaucoup plus en avant, une table avec un large banc qui tient à la muraille, et devant la table des escabeaux de bois. Un court prélude orchestral de mouvement véhément et tempétueux sert d’introduction. Au moment où le rideau s’écarte, Siegmund ouvre de l’extérieur, en hâte, la porte de l’habitation, et entre. C’est le soir ; violent orage, qui commence à se calmer. - Siegmund s’arrête un instant, la main sur le loquet, et explore du regard l’intérieur de l’habitation : il semble épuisé par un effort extrême ; ses vêtements et son aspect montrent que c’est un fugitif. Comme il ne voit personne, il ferme la porte derrière lui, va vers le foyer, et là se jette accablé sur une couverture de peau d’ours. SCÈNE PREMIÈRE SIEGMUND Ce seuil, quel qu’il soit Là... je m’arrête... (Il s’affaisse à la renverse et reste quelque temps étendu sans mouvement. Sieglinde sort de la pièce intérieure. Ayant perçu du bruit, elle avait cru que son époux était rentré : son visage triste s’empreint d’étonnement lorsqu’elle voit un étranger étendu près du foyer.) SIEGLINDE (encore au fond de la scène) Un homme ici ! Je veux apprendre... (Elle fait avec calme quelques pas vers lui.) Qui vint ici Et gît près du feu ? (Comme Siegmund ne bouge point, elle s’approche encore de lui et l’examine.) Longue route A lassé son corps : A-t-il perdu les sens ? Est-il mourant ? (Elle se penche davantage sur lui.) Son souffle m’effleure ; Il clôt les paupières... Fier semble l’inconnu, Bien qu’il cède au mal. SIEGMUND (levant soudainement la tête) Une source ! Une source ! SIEGLINDE Cherchons l’eau fraîche ! (Elle prend rapidement une corne à boire, sort de la maison, revient avec cette corne remplie d’eau, et la tend à Siegmund.) J’offre à boire à tes lèvres brûlantes : L’onde – que tu voulais ! (Siegmund boit, et lui rend la corne. Après qu’il l’a remerciée d’un signe de tête, il fixe son regard sur le visage de Sieglinde, avec une longue et croissante sympathie.) SIEGMUND L’eau de la source M’a rafraîchi, Mon lourd fardeau S’est allégé ; Mon cœur est moins las, Mes yeux soudain Rouverts regardent ravis : Qui vient m’assister ? SIEGLINDE Du lieu, de la femme, Le maître est Hunding ; Sois son hôte, ce soir : Reste, il va rentrer. SIEGMUND Seul et sans armes, D’un tel blessé Ton époux n’aura crainte. SIEGLINDE (inquiète) Blessé – oh ! montre-moi vite ! SIEGMUND (se secoue et se lève brusquement de sa couche jusqu’à la position assise) Le mal cède, C’est trop d’en parler ! Mes membres demeurent Fermes encore. Si ma lance comme mon bras Eût gardé sa puissance, Je n’aurais jamais fui : Mais ma lance tomba rompue... L’hostile meute M’a poursuivi, L’orage aux feux lourds M’a brisé ; Mais comme j’ai fui la meute, Toute peine m’a fui : L’ombre couvrait ma paupière, Le jour me rit de nouveau. SIEGLINDE (a rempli d’hydromel une corne à boire, et la lui présente) Que cet hydromel Au flot mousseux Soit accepté de toi... SIEGMUND Goûte-le tout d’abord ? (Sieglinde effleure le breuvage de ses lèvres, et le présente de nouveau à Siegmund ; celui-ci en boit une longue gorgée : puis il l’éloigne vivement de sa bouche et rend à Sieglinde la corne à boire. Tous les deux se regardent, avec une émotion de plus en plus forte, et demeurent un moment sans parler.) SIEGMUND (d’une voix tremblante) De mon sort triste tu prends pitié : Sois gardée De semblables maux ! (Il se lève rapidement pour partir.) J’ai pris haleine Et doux repos : Loin d’ici je m’en vais ! SIEGLINDE (se tournant vivement vers lui) Qui te presse, pour fuir déjà ? SIEGMUND (se retourne de son côté) Malheur me presse Où je me hâte : Malheur m’approche Où je m’arrête ; Ö femme, vis loin de lui ! Je tourne ailleurs mes pas ! (Il marche rapidement vers la porte, et en soulève le loquet.) SIEGLINDE (le rappelant, en un violent oubli d’elle-même) Demeure alors ! Quels maux me peux-tu porter !... Malheur habite ici ! SIEGMUND (demeure immobile profondément saisi) Wehwalt, c’est mon surnom ; Hunding... je vais l’attendre. (Sieglinde demeure silencieuse ; soudain elle fait un brusque mouvement, écoute, et entend venir Hunding, qui, au-dehors, mène son cheval à l’écurie ; elle va en toute hâte vers la porte et l’ouvre.) SCÈNE 2 Hunding, armé du bouclier et de la lance, entre dans l’habitation ; il s’arrête un instant sur le seuil, ayant aperçu Siegmund. SIEGLINDE (répondant au regard gravement interrogateur que Hunding fixe sur elle) Pâle ici Je l’ai trouvé, Faible et défaillant... HUNDING Tu l’as fait boire ? SIEGLINDE En hôte il fut reçu. J’ai calmé sa soif. SIEGMUND (observant Hunding avec calme et fermeté) Son accueil, Son secours, Lui vaudront-ils reproche ? HUNDING Saint est mon foyer : Saint te soit mon logis ! (À Sieglinde, tandis qu’il se débarrasse de ses armes et les lui confie.) Donne aux hommes leurs mets ! (Sieglinde suspend les armes au tronc du frêne, va chercher les aliments et le breuvage dans la réserve aux provisions et prépare la table pour le repas du soir.) HUNDING (examine d’un regard perçant, avec surprise, les traits de Siegmund, et les compare à ceux de sa femme ; il se parle à lui-même) Qu’il ressemble à la femme ! La même clarté Dore aussi sa prunelle. (Il dissimule son étonnement et se tourne avec tranquillité vers Siegmund.) Long sans doute Fut ton chemin ; Mais nul cheval Ne t’a porté : Quels durs sentiers T’ont fait défaillir ? SIEGMUND Par bois et plaine, : Lande et hallier, J’ai dans l’orage Fui la mort : J’ignore la voie où j’allais ; Où je m’égare, Je ne m’en doute : Fais que je sache où je suis. HUNDING (invitant Siegmund à s’asseoir à la table) Mon toit t’abrite, Mon seuil t’accueille, Hunding t’a reçu ; Si tu tournais Vers l’Ouest tes pas, Dans tout le clan Maints vassaux veillent, Pour Hunding prêts à combattre Si mon hôte m’honore, Que son nom me soit révélé. (Siegmund regarde pensif devant lui. Sieglinde s’est assise près de Hunding, en face de Siegmund, sur lequel ses yeux s’attachent avec une attention et une sympathie intenses.) Si pour moi Tu n’aimes parler, À celle-ci fais réponse : Vois ses yeux fixés sur toi ! SIEGLINDE (d’une voix paisible mais empreinte de sympathie) Hôte, qui tu es Dis-le-moi. SIEGMUND (lève la tête, fixe ses yeux sur ceux de Sieglinde, et commence d’un ton grave) Friedmund je ne puis être ; Frohwalt nom qui m’eût plu : Mais Wehwalt, c’est le nom juste ! Loup, ce fut là mon père ; À deux nous vînmes au jour, Une sœur jumelle et moi. Tôt j’ai perdu Mère et sœur ; Qui m’enfanta, Qui naquit avec moi, À peine mon cœur les connut. Loup était fort et brave ; Il eut beaucoup d’ennemis. En chasse allaient Le vieux Loup et le jeune : Un jour tous les deux Rentraient du combat... Le gîte était désert ; En feu, en cendre Tout le logis, Brûlé le chêne Au tronc florissant ; Tuée la mère Au corps valeureux, Détruit tout vestige De l’autre enfant : Détresse qui nous vint Des Neindinge, peuple noir ! Traqué, le vieux S’enfuit avec moi ; Bien des ans Le jeune vécut Près de lui au profond des bois : Mainte chasse Les a pressés ; Mais forts et fiers Les deux Loups luttaient. (Se tournant vers Hunding.) Un fils de Loup te l’apprend, Que pour Loup plus d’un connaît bien ! HUNDING Rare et farouche histoire Sonne en ton fier récit, Wechwalt... le fils du Loup ! Je crois, de ce souple guerrier, Savoir de sombres contes, Sans avoir vu L’un ni l’autre Loup. SIEGLINDE Raconte encore, hôte : Où donc ton père est-il ? SIEGMUND En chasse contre nous deux Vinrent les Neidinge noirs : Plus d’un chasseur Tomba sous nos griffes ; Plus d’un fut traqué Par son gibier : Les Loups les ont dispersés. Mais loin de mon père jeté, J’ai perdu sa trace Malgré ma recherche : Une peau de loup seule Gît dans le bois : Vide je la trouve... Le père... n’est plus là. Des forêts je m’éloignai, Poussé vers les hommes, les femmes : J’allai chez tous, En tout endroit, Cherchant l’ami, L’amante aussi, Mais partout, tous me repoussent... Malheur est sur moi. Le bien selon mon cœur Est le mal pour autrui ; Les actes que je hais, D’autres les jugent bons, Partout je tombe Dans les embûches ; Haine s’attache à mes pas ; Rêve d’ivresse, Œuvre de maux ! Aussi dois-je Wehwalt être ; La peine seule est mon fait ! HUNDING D’un si triste sort te frappant, La Norne t’aime peu ; Sans plaisir je reçois Un hôte ainsi traité. SIEGLINDE Les lâches seuls craignent l’homme Sans défense et sans ami ! Hôte, parle, En quel combat Ton bras fut-il désarmé ? SIEGMUND (avec une vivacité croissante) Une enfant en péril M’a fait appel ; Son clan voulait La donner pour femme À un homme contre son gré. J’ai provoqué Ses oppresseurs, Je les bravai Tous au combat : Mon bras les a vaincus. La fille voit tomber ses frères : Des bras elle enlace leurs corps ; Sa haine cède au chagrin. Les yeux brûlés de pleurs, Elle reste au champ du combat, Sur ses frères frappés jetant Des cris de sauvage douleur. Les amis des victimes Vinrent armés, Pleins de rage, Prêts aux vengeances... Tout à l’entour Grondait leur cohorte. Près de ses morts L’enfant resta : Le fer au poing, Longtemps je l’abritai, Mais dans ma main L’épieu fut brisé... Seul, blessé et sans armes, Je vis la fille périr : Les autres sur moi s’acharnaient... Sur les cadavres elle mourut. (Avec un regard plein de flamme douloureuse sur Sieglinde.) Tu vois, ô femme, pourquoi Je n’ai pas Friedmund pour titre ! (Il se lève et marche vers le foyer. Sieglinde, pâte et profondément saisie, fixe ses regards sur le sol.) HUNDING (très sombre) Je sais une fauve lignée Bravant ce qui semble Aux autres saints : Haïe de tous et de moi ! Parti pour la vengeance, Celle qu’exige Le sang des miens, Trop tard j’arrive Et rentre à présent, Pour voir l’infâme ici, Souillant ma propre maison. Mon toit garde, Loup, ton sommeil ; Pour la nuit je t’ai reçu : Demain pourtant Trouve une arme solide ; Soit prêt dès l’aube au combat : Des morts d’hier paye-moi le sang ! (À Sieglinde, qui, avec des gestes inquiets, s’est avancée entre les deux hommes.) Hors de ce lieu ! Sors à l’instant ! Emplis la coupe du soir, Et va m’attendre au lit ! (Sieglinde, qui parait réfléchir, prend sur la table une corne à boire et va vers une sorte de huche fermée, où elle prend des racines, et se dirige vers la chambre intérieure de côté. Puis, sur le degré te plus élevé, près de la porte de cette chambre, elle se retourne une fois encore, et fixe sur Siegmund – qui, debout près du foyer, contenant son courroux, est demeuré calme et ne la quitte point des yeux — un long regard plein d’aspiration émue, qui finalement indique à Siegmund, d’une manière significative, un certain point sur le tronc du frêne. Hunding, qui remarque ses lenteurs, la contraint à sortir par un signe impérieux ; elle disparaît alors par la porte de la chambre intérieure, emportant la corne à boire et le flambeau. Hunding enlevant ses armes du tronc du frêne.) Un homme doit être armé. Toi, Loup, demain je te frappe : Ma voix parle clair Garde-toi bien. (Il entre armé dans la chambre intérieure.) SCÈNE 3 Siegmund seul. La nuit est devenue complète ; la salle n ’est plus éclairée que par le feu presque éteint du foyer. Siegmund se laisse tomber, près de ce foyer, sur la couche de repos, et songe quelque temps en silence, en proie à un trouble violent. SIEGMUND Le fer promis par mon père Pour vaincre au péril pressant !... Sans épée Chez l’ennemi je tombe : — Sa vengeance en gage Me tient là ! Tu vins, femme, Douce et sacrée... Suave angoisse, Trouble ardent ! Je sens un désir vers elle, Et son charme enflamme mon cœur, Un maître ici la contraint, Raillant l’homme sans armes !... Wälse ! Wälse ! Où ton épée ? La forte épée, Que mon poing brandisse, Quand se déchaîne à la fin La rage en mon cœur cachée ? (Le brasier demi-consumé s’écroule ; un grand éclat en jaillit parmi les étincelles ; il illumine le point que le regard de Sieglinde avait désigné sur le tronc du frêne, et où maintenant l’on voit fixée la poignée d’un glaive.) Quel vif reflet Reluit là-bas ? Quel rayon sort De ce frêne obscur ? À l’œil aveugle Brille un éclair, Gai sourire aux regards ! Que ce pur éclat Me brûle au cœur ! Est-ce un regard De femme en fleur, Qu’elle aurait Après elle laissé, À son départ d’ici ? (À partir de ce moment la lueur du foyer décroît peu à peu.) L’ombre des nuits Pesait sur mes yeux ; Le rayon des siens M’a rencontré, Chaude lumière du jour. Doux était Le soleil de feu ; Mon front se dora De sa chère clarté, Jusqu’à sa chute aux monts noirs. L’adieu de son regard Vint au soir m’éclairer ; Même au tronc du frêne ancien Jaillit une flamme d’or : La fleur se fane, Le feu s’éteint, L’ombre froide Clôt ma paupière : Tout au profond du cœur Un feu sans clarté couve encor. (Le feu s’éteint. Nuit complète. – La porte de la chambre de côté s’ouvre sans bruit : Sieglinde, en vêtements blancs, sort de cette chambre, et se dirige vers Siegmund.) SIEGLINDE Veilles-tu ? SIEGMUND (bondissant debout dans un transport de joie) Qui vient ici ? SIEGLINDE (avec hâte et mystère) C’est moi : écoute bien ! Un lourd repos tient Hunding ; Ma main lui versa le sommeil. Grâce à la nuit, tu es sauf ! SIEGMUND (l’interrompant avec feu) Sauf par ta venue ! SIEGLINDE Que d’une arme ici je t’instruise ! Ah ! si tu peux l’avoir ! Plus grand que tous Alors je te nomme : Au fort entre tous L’arme appartient. Écoute bien ce que j’annonce ! Le clan farouche Ici réuni Fêtait l’odieux mariage : De force à l’époux J’étais vendue, Proie que livraient des bandits. Triste et seule, Loin de la table, Je vis entrer un vieillard : Un homme aux sombres habits ; Son large chapeau Cachait l’un des yeux dans l’ombre ; Mais l’autre œil brillait, Plein de menace, Sur les hommes Saisis d’effroi : Seule en moi L’œil du vieillard Émut tendre tourment, – Larmes – espoir aussi. Pour moi tendre, Pour eux redoutable, Dans sa main il lève une épée ; L’enfonce enfin Dans le bois du frêne : Tout entière il l’y plongea : Qui veut posséder le glaive Doit l’arracher du tronc. Aucun convive, Malgré sa vaillance, Du fer ne peut s’emparer ; D’autres vinrent Et d’autres passèrent, Et tous tentèrent l’exploit ; Mais le frêne à nul n’a cédé : Là dort, muette l’épée. Alors, j’ai su par qui Ma douleur fut salué : Mon cœur sait Pour qui seul Le fer au frêne est planté. Puissé-je le trouver, Ici, l’ami ! S’il accourait Vers la pauvre femme ! Payant mes souffrances, L’atroce tourment, Mes peines passées. La honte et l’affront, Douce vengeance, Lave l’outrage ! J’aurai tous Mes bonheurs disparus, Mes joies tant pleurées Sont reconquises, Si j’ai l’ami sacré, S’il vient vainqueur dans mes bras ! SIEGMUND (l’enlaçant avec une passion enflammée) Toi, femme adorée, Sois à l’ami, Que l’arme et l’amante attendent ! Rouge en mon sein, Brûle un sarment, Par qui nos cœurs sont liés. Mes vœux de jadis Revivent en toi ; En toi régnent Mes rêves perdus ! Si tu pleuras, Je n’ai pas moins souffert ; Ceux qui m’insultent Ont pris ton honneur : Folle vengeance, Rit à nos fêtes ! Viens ! tout rit Et chante avec moi ! Puisqu’en mes bras je t’ai saisie, Sens mon cœur battre sur ton cœur ! SIEGLINDE (Sieglinde tressaille effrayée et s’arrache des bras de Siegmund) Ha ! qui sort ? qui entre ici ? (La porte du fond s’est ouverte brusquement et demeure toute béante ; au-dehors, nuit splendide de printemps ; les rayons de la pleine lune pénètrent dans la salle et éclairent vivement le couple, qui apparaît ainsi soudain tout baigné de lumière.) SIEGMUND (dans une douce extase) Nul ne sort... Quelqu’un entre : Vois, le printemps Rit dans la salle ! (Il l’entraîne avec une tendre insistance vers la couche de repos, où elle s’assied auprès de lui.) L’âpre hiver a fui Le printemps vainqueur, D’un doux éclat Rayonne l’Avril ; Dans l’air limpide, Vol suave, Ses prodiges Sont bercés ; Aux bois, aux plaines, Vont ses souffles, Larges ouverts Son œil sourit : Des chants d’oiseaux résonnent Frais et purs, L’air exhale Un doux parfum ; De son sang brûlant jaillissent Des fleurs joyeuses, Germe et tige Éclatent du sol. Le charme fort d’Avril Soumet l’univers ; Vents et frimas, tout Reconnaît son pouvoir : Son souffle vaillant renverse A la fin la porte orgueilleuse Qui nous retenait, Nous – loin de lui ! – Jusqu’à sa sœur Son vol a volé ; L’Amour attire l’Avril ; Au fond des cœurs L’Amour se cachait ; Heureuse elle rit vers le jour. La sœur fiancée Est sauvée par son frère ; L’obstacle ancien S’écroule en débris ; Couple joyeux, Ils se sont reconnus : Unie est l’Amour à l’Avril ! SIEGLINDE C’est toi l’Avril Rêvé par mon âme, Aux mois désolés d’hiver : Mon cœur t’accueillit D’augustes frissons, Quand tes yeux vers moi fleurirent. Tout pour moi fut étranger ; Sans joie mon entourage ; Mon cœur jamais ne comprit Ce qui vint jusqu’à moi. Mais toi seul Ce cœur t’a reconnu : Dès l’instant où tu vins, Mien fut ton être ! Le secret de mon sein, – Tout mon cœur – Clair comme l’aube Luit à mes yeux ; Des sons ont chanté, Tels qu’un écho, Quand sur l’âpre et froide rive, Tu vins, seul ami, vers moi ! (Elle s’attache à son cou avec transport, et le regarde les yeux dans les yeux.) SIEGMUND Suaves délices ! Joie de mon cœur ! SIEGLINDE (les yeux tout près des yeux de Siegmund) Oh ! viens, approche, Approche encore, Que mieux j’admire Le pur éclat Parant tes yeux, Tes traits si beaux, Et qui charme mes sens subjugués ! SIEGMUND La lune luit, Blanche, sur toi, Brûle le flot De tes fins cheveux : Tout ce qui m’émut S’explique pour moi, Suave, tu charmes mes yeux ! SIEGLINDE (lui écartant les boucles du front, et le contemplant avec surprise) Combien ton front Est large et beau ! Un sang généreux À tes tempes frémit ! Je tremble dans l’extase Qui me ravit ! Prodige dont je tressaille : L’ami qui vient aujourd’hui, Mes yeux l’ont vu déjà ! SIEGMUND L’amour rêvé Revit pour moi : Mes vœux ardents te virent jadis ! SIEGLINDE J’ai vu dans l’onde Mes propres traits, Et là, ils vivent, fidèles : Comme autrefois dans les flots, Luit mon image en tes traits ! SIEGMUND C’est toi l’image Cachée en mon cœur ! SIEGLINDE (détournant vite son regard) Tais-toi ! Permets qu’en moi j’écoute... Ta voix, autrefois M’émut toute enfant, Mais non ! naguère encore, Quand de ma voix l’écho Me fut redit par les bois ! SIEGMUND Ô chère harmonie, Toi qui me charmes ! SIEGLINDE (le regardant vite de nouveau dans les yeux) Ton regard si clair M’émut en ce temps... Ainsi du vieillard L’œil était doux, Et rempli de pitié pour mes pleurs. Au regard Son enfant l’a connu, Son nom me venait sur les lèvres ! Wehwalt, est-ce ton nom ? SIEGMUND J’en veux changer, Puisque tu m’aimes : Je vis et j’agis dans l’extase ! SIEGLINDE Et Friedmund dois-je Heureuse te dire ? SIEGMUND Dis de quel nom Il te plaît qu’on m’appelle : Mon nom me vienne de toi ! SIEGLINDE Tu dis que le Loup fut ton père ? SIEGMUND Un Loup aux renards qui tremblent ! Mais lui, dont l’oeil Plein de lumière En l’œil aimé luit devant moi. Avait Wälse pour nom ! SIEGLINDE (hors d’elle-même) Si Wälse est ton père, Tu es donc un Wälsung ; C’est toi qu’attend Au frêne le fer... Enfin je te nomme, Comme je t’aime ! Siegmund, Tel est ton nom ! SIEGMUND (bondit vers l’arbre, et saisit la poignée de l’épée) Siegmund dis-je Et Siegmund suis-je ! Ma preuve est l’épée, Que j’ose reprendre ! Wälse m’en arme Au jour du danger ; Telle elle attend : Ma main l’étreint ! D’un saint amour Suprême angoisse, D’un âpre amour Ardente détresse, Brûle en mon cœur, Gronde au duel de mort : Nothung ! Nothung ! Ce nom soit le tien ! Nothung ! Nothung ! Glaive rêvé ! Montre ta lame, Fer dévorant ! Jaillis de la gaine... à moi ! (D’une violente secousse il arrache du tronc l’épée, et la montre à Sieglinde saisie d’étonnement et d’enthousiasme.) Siegmund le Wälsung Vient vers toi ! Ce glaive est Son gage d’amour : L’amant conquiert L’amante ainsi ; Il l’ôte ainsi ; Du seuil détesté. Loin d’ici Suis-le donc, viens : Viens au palais Joyeux du printemps, Gardée par Nothung l’épée, Pour Siegmund qu’amour a vaincu ! (Il l’enlace, pour l’entraîner avec lui.) SIEGLINDE (dans une ivresse délirante) Est-ce Siegmund Que je contemple ? Sieglinde suis-je Qui t’attendait : Ta propre sœur Est à toi comme à toi est l’épée ! (Elle se jette dans ses bras.) SIEGMUND Sœur, épouse, Sois à ton frère ! Fleurisse donc, Wälse, ton sang ! (Il la serre contre lui avec une ardeur furieuse : elle tombe avec un cri, défaillante, sur son sein. – Le rideau se referme rapidement.) Montagnes et rochers sauvages. Au fond de la scène, une gorge s’ouvre, venant d’en bas ; elle aboutit à une arête de rochers surélevés, à partir de laquelle le sol est incliné de nouveau et descend vers la région antérieure de la scène. SCÈNE PREMIÈRE Wotan, armé en guerre et tenant la lance ; devant lui Brunnhilde, en Walkyrie, elle aussi complètement armée. WOTAN Tiens prêt ton cheval, Vierge guerrière ! Rouge exploit Va s’embraser : Brünnhilde vole au combat, Le Wälsung soit le vainqueur ! Hunding soit donné À qui l’attend : Le Walhall n’est pas pour lui. Donc prompte et hardie Cours au combat. BRUNNHILDE (bondissant avec des cris de joie de rocher en rocher vers la hauteur) Hoïotoho ! Hoïotoho ! Heiaha ! Heiaha ! Hoïotoho ! Hoïotoho ! Hahei ! Hahei ! Hoïotoho ! Hoïotoho ! Hoïotoho ! Hoïotoho ! Hoïotoho ! Hoïotoho ! Heihaïa ! Hoïotoho ! (Elle s’arrête sur une pointe élevée du rocher, et crie à Wotan en se retournant vers lui :) Toi-même, Père, Arme-toi bien ; Rude assaut Va t’assaillir : Fricka vient, ton épouse, Que traînent de robustes béliers Hei ! elle agite en main Un fouet d’or ! Les pauvres bêtes Tremblent de peur ; Fort grondent les roues : Dur s’annonce l’assaut ! Pareille lutte N’est pas mon fait, Moi qui me plais Aux virils combats : Voyons ta défense à l’assaut ; L’espiègle te laisse en plan ! — Hoïotoho ! Hoïotoho ! Heiaha ! Heiaha ! Hoïotoho ! Hoïotoho ! Hahei ! Hahei ! Hoïotoho ! Hoïotoho ! Hoïotoho ! Hoïotoho ! Heihaïa ! (Elle a disparu sur le côté, derrière la hauteur montagneuse, pendant que Fricka, montant de la gorge, est parvenue à l’arête de rochers, dans un char attelé de deux béliers. Fricka descend rapidement de son char et marche avec véhémence vers Wotan, sur le devant de la scène.) WOTAN L’orage ancien, L’ancien souci ! Pourtant j’y tiendrai tête. FRICKA En ces monts où tu te caches, Fuyant les yeux de l’épouse, Seule ici, Moi je te cherche, Comptant sur ton assistance. WOTAN Que Fricka dise Tous ses griefs. FRICKA Jusqu’à moi Hunding crie ; Vengeance est due à son droit : C’est moi qui garde Les liens sacrés ; Je veux Sans faiblesse punir L’affront grave et hardi, L’offense faite à l’époux. WOTAN De quel crime Est-il chargé, Le couple uni par l’Avril ? L’Amour charmeur Enchanta leur sens : Comment châtier l’Amour ? FRICKA Tu veux rester sourd à ma voix, Alors que tu sais pourtant Que pour le saint Serment conjugal, Par eux blessé, je réclame ! WOTAN Nuls sont pour moi Les serments D’un couple sans amour ; N’espère donc Pas m’obliger D’attacher de force Ce qui t’échappe : Où l’effort libre s’affirme, Ma voix l’excite aux luttes ! FRICKA Puisque tu loues L’adultère amour, Poursuis ton ouvrage, Honore et vante Le crime sans égal, L’inceste des deux jumeaux. Mon cœur en frémit, Je tremble d’effroi : La sœur s’abandonne Aux bras de son frère ! Quand donc a-t-on vu Que sœur et frère s’unissent ? WOTAN Vois-le - maintenant ! Apprends ainsi Comment vient tout seul Ce qui fut inouï jusque-là. L’amour de ce couple Brille à tes yeux : Aussi retiens mon conseil : Veux-tu bénir Le bonheur et l’ivresse ? Bénis, riant à leur tendresse, Siegmund et Sieglinde unis ! FRICKA (laissant éclater la plus violente fureur) Ainsi c’est fini Du pouvoir éternel, Depuis que tu fis Ces Wälsungen fauves ! C’est là ton but, T’ai-je compris ? Tu comptes pour rien La race sublime ; Tu nies les lois Qui guidaient ta conduite, Tu brises les liens Établis par toi-même, Romps en riant Le pouvoir des deux Pour la libre joie et l’humeur De ces deux trop hardis jumeaux, Rejetons que ton crime a créés ! Oh ! que dis-je Du lien conjugal ! Tout d’abord par toi profané ! L’épouse sûre, L’époux la trompa : Par les abîmes, Par les montagnes, Partout ont cherché Tes désirs, Pour se plaire en d’autres tendresses, Et mieux railler mon malheur ! Toute en pleurs J’endure ma peine, Quand au combat Tu conduis tes filles, Enfants d’un lien D’amour criminel ! Tu craignais pourtant mon courroux, Car leur groupe guerrier, — Et Brünnhilde aussi, Ton désir vivant, Fut par toi sous mes ordres placé. Depuis, de nouveaux Surnoms te convinrent, Et « Wälse » aux bois Comme un loup prit sa course ; Oui, tu voulus, Consommant cette honte, Créer un couple D’Humains ordinaires : Oui, le fils de la Louve Va sur l’épouse régner ! Achève à présent ! Va jusqu’au bout ! Tu me trompes, fais qu’on m’écrase ! WOTAN (avec calme) Rien ne t’instruit, Quand je t’explique Ce qui t’est caché toujours, Avant qu’éclate le fait. Seul l’usage A formé ton savoir : Mais ce que nul n’a vu, C’est là tout mon désir ! Or, écoute ! Il faut un Héros, Qui, libre d’aide divine, Soit libre des lois des Dieux : Seul il peut Entreprendre l’exploit Que, pressé de détresse, Le Dieu pourtant ne peut point tenter. FRICKA Détour habile Pour me surprendre ! L’exploit que ces héros Pourraient faire, Tu le prétends trop haut pour leurs Dieux De qui l’aide en eux seule agit ? WOTAN Leur courage propre Compte-il pas ? FRICKA Qui l’a soufflé dans leur cœur ? Qui sut éclaircir leurs regards ? Par toi aidés Ils semblent forts ; Par toi poussés Ils vont en avant : Toi seul fis ce zèle Qu’ainsi tu m’oses vanter. Ton cœur médite Quelque autre leurre, Quelque autre ruse Pour me séduire : Mais à ce Wälsung Tu dois renoncer : En lui toi seul parais, Car par toi seul il agit. WOTAN Des maux farouches L’ont fait ce qu’il est : le Dieu l’a laissé seul. FRICKA Que seul il reste encor ! Prends-lui le fer Donné par ta main ! WOTAN Le fer ? FRICKA Oui ―- le fer, qu’un charme saint A rendu fort, Et qu’au fils donna le Dieu ! WOTAN Siegmund le prit de lui-même En l’angoisse. FRICKA Toi seul fis l’angoisse, Et de toi vient le fer. Trompes-tu celle Qui nuit et jour A suivi tous tes pas ? Pour lui tu plantas Le fer dans le frêne ; À son bras le glaive Fut promis : Ne l’as-tu pas amené Par ta ruse Seule, au point marqué ? (Wotan fait un geste de colère.) Le Libre Dédaigne l’Esclave, Mais doit punir sa révolte : Contre ton pouvoir J’ai combattu ; Mais Siegmund, l’Esclave, est mien ! (Wotan se détourne avec une sombre irritation.) Qui te domines, Qui te possèdes, Doit-il régner Sur l’épouse éternelle ? D’un tel affront Aurai-je l’opprobre, Appel aux forfaits, Mépris des cœurs fiers ? Mon époux ne veut tel outrage, À l’épouse il laisse l’honneur ! WOTAN (sombre) Que te faut-il ? FRICKA Quitte le Wälsung ! WOTAN (d’une voix sourde) Qu’il suive son chemin. FRICKA Mais toi ─ laisse-le seul, Au moment du combat vengeur. WOTAN Je ─ le laisserai seul. FRICKA Parle sans feinte, Point de mensonge ! La Walküre soit contre lui ! WOTAN La Walküre marche libre ! FRICKA Non pas ! ton vouloir Règle seul tous ses actes : Défends-lui donc Siegmund vainqueur ! WOTAN (en proie à la plus véhémente lutte intérieure) Je ne puis pas le perdre : Il prit mon glaive ! FRICKA Retire le charme, Et brise le fer : Siegmund soit désarmé ! BRUNNHILDE (du sommet des rochers) Heiaha ! Heiaha ! Hoïotoho ! FRICKA Voici ta vaillante enfant : Fière et gaie elle accourt. BRUNNHILDE (d’en haut) Heiaha ! Heiaha ! Hoïotoïo ! Hotoïoa ! WOTAN (sourdement, à part) Mon ordre pour Siegmund l’arma ! FRICKA Mon honneur sacré D’épouse éternelle Par elle soit gardé ! Raillés des humains, Déchus du pouvoir, Tous les Dieux vont à leur fin, Si mon droit royal N’est pas pleinement Vengé par ta fille aujourd’hui. Que Siegmund tombe à ma gloire : Reçois-je de Wotan serment ? WOTAN (se jetant sur une sorte de siège de rocher, avec un violent courroux intérieur et un désespoir effrayant) Prends le serment ! (Dès que Brünnhilde a aperçu Fricka du haut du roc, elle a interrompu son chant, et elle a descendu le sentier rocheux, silencieuse et lente, en conduisant son cheval par la bride ; elle mène sa monture sous l’abri d’une caverne, hors de la scène, et Fricka, qui se dirige vers son char pour y remonter, se trouve passer devant elle.) FRICKA Wotan ici t’attend : Va, qu’il te dise Quels décrets il a pris ! (Elle monte dans son char, qui s’éloigne rapidement vers le fond.) SCÈNE 2 BRUNNHILDE (s’avance vers Wotan avec une mine surprise et inquiète : Wotan, affaissé en arrière sur le siège de rochers, appuie sa tête sur sa main, et semble enseveli dans une ténébreuse méditation) Mal a fini L’assaut, Fricka semble joyeuse ! Père, que doit Ta fille apprendre ? Sombre et triste tu songes ! WOTAN (laisse tomber son bras, comme épuisé, et baisse la tête sur la poitrine) J’ai fait les chaînes Qui m’ont pris : Moi, l’être le moins libre ! BRUNNHILDE Tel tu ne fus jamais ! Quelle affre t’étreint ? WOTAN (levant le bras dans une sauvage explosion de colère) Ô honte sacrée ! Affreux déshonneur ! Maux des Dieux ! Maux des Dieux ! Rage sans fin ! Deuil éternel ! Ma peine est mortelle entre toutes ! BRUNNHILDE (effrayée, jette loin d’elle son bouclier, sa lance et son casque, et s’agenouille aux pieds de Wotan avec une tendresse inquiète) Père ! Père ! Parle, explique ! Oh ! pourquoi effrayer ton enfant ! Raconte-moi : Mon cœur est sûr ; Vois, Brünnhilde prie ! (Elle appuie sa tête et ses mains, avec abandon et tendre angoisse, sur la poitrine et les genoux de Wotan.) WOTAN (la regarde longuement dans les yeux, et lui caresse les boucles de la chevelure : comme revenant à lui après une profonde méditation, il commence enfin à parler, d’une voix très basse) Si je l’exprime, N’est-ce briser Ce qui tient encor mon vouloir ? BRUNNHILDE (lui répondant d’une voix pareillement basse) À ton vouloir tu parles, Me disant ton désir : Qui suis-je, Hors ton vouloir vivant ? WOTAN Ces choses qu’à tous mon cœur cèle, Inexprimées Toujours qu’elles restent : À moi je parle, Parlant à toi... (D’une voix plus assourdie encore, plus lugubrement mystérieuse, tandis qu’il regarde Brünnhilde fixement dans les yeux.) Du jeune Amour La joie m’ayant fui, Mon cœur souhaita le Pouvoir : L’ardent désir Grondant en ce cœur Soumit le monde entier. Sans le comprendre, Œuvre trompeuse, J’ai sous mes lois Englobé le mal : Loge m’a pris dans ses ruses, Et puis, errant, a fui. Mais l’Amour Demeurait mon envie ; Mon Pouvoir rêvait la tendresse. Le fils des nuits, Le triste Nibelung, Alberich, y renonça ; Il maudit tout Amour Et conquit par ce crime L’Or splendide du Rhin Et par lui toute puissance. L’Anneau qu’il forgea, Ma ruse sut le prendre : Mais au Rhin Je ne l’ai rendu ; J’en ai payé Le prix du Walhall, Le burg que de forts Géants firent, Et d’où j’ai régné sur le monde. La Toute-Sage Au sûr savoir, Erda, l’auguste Wala sachante, M’a fait laisser cet Anneau, Me présidant ruine éternelle. Je voulus en savoir Plus encore... Muette, la Wala disparut. Je perdis ma joyeuse ardeur ; Le Dieu souhaita de savoir : Jusqu’au cœur du monde Je descendis : Le charme d’amour Soumet la Déesse, Dompte son fier savoir, Et la force à me parler. D’elle j’ai su des secrets ; Par moi son sein a conçu : L’enfant né de la Toute-Sage, Brünnhilde, c’est toi. Huit sœurs près de toi Ont grandi : À vous, Walküren, Votre tâche Fut d’écarter Le péril prédit La Fin des puissances divines. Pour l’âpre assaut Que veut l’ennemi, Vous m’ameniez les plus braves : Ces Hommes, courbés Sous nos lois sévères, Ces Hommes, dont Nous brisâmes l’ardeur, Que nos pactes sinistres, Liens de mensonge, Dévouent aux aveugles Obéissances, Vous dûtes les rendre Prompts aux batailles, Et de cœurs rudes Aux durs combats, Guerriers hardis, devant peupler Les salles du Walhall saint. BRUNNHILDE Les guerriers peuplent tes salles, Forts et nombreux par mes soins. Pourquoi cette crainte, Voyant notre zèle ? WOTAN Un autre effroi, Sache-le bien, Fut par la Wala prédit ! Du Gnome l’armée Veut notre perte : De rage et d’envie Gronde le Niblung ; Mais moi je n’ai peur De ses hordes nocturnes, Mes héros les peuvent braver. Si pourtant l’Anneau Retombe en sa puissance Alors le Walhall succombe Car le Nain jadis Maudit l’Amour, ... Et lui seul peut User du charme Pour l’éternelle Honte des Dieux ; Il peut gagner À lui mes héros ; Forcer les braves Même à trahir Par leur effort Me vaincre à mon tour. J’ai cherché le moyen De soustraire l’Or à ses ruses : Veilleur avide, L’un des Géants Qu’avec l’Or maudit J’avais payés, Fafner garde cet Or, Qui le fit meurtrier de son frère. Comment lui ravir l’Anneau Qu’il reçut de moi pour salaire ! Avec lui j’ai traité, Je ne dois rien reprendre ; Sans nul pouvoir Je suis devant lui : Telle est la chaîne Qui m’attache : Si les traités me font roi, Des traités je suis le captif ! Un seul pourrait L’impossible exploit : Héros pour qui Jamais je n’agisse ; Qui, loin du Dieu, Privé de faveur, Sans savoir, Sans mon appel, En sa propre angoisse, Par ses propres armes, Fit cet exploit Qu’il me faut laisser, Sans l’avoir appris de moi. Dont c’est l’unique désir ! Révolté contre moi — pour ma cause ! L’ami ennemi, Comment le trouver ? Ce Fort vraiment libre, Qui, sans mon aide, Dans sa révolte même M’est cher plus que tous ? Comment créer l’être Distinct de moi, Faisant sans moi Ce que moi je veux ! Détresse des Dieux ! Honte sans nom ! Dégoût de ne trouver Que moi seul Dans toutes mes entreprises ! Et l’Autre, que je désire, Cet Autre m’échappe à jamais !... Lui-même le Libre se crée, Esclaves, tous ceux que j’ai faits ! BRUNNHILDE Mais le Wälsung, Siegmund, Seul a lutté ? WOTAN Fauve, aux bois J’ai guidé sa course ; Contre les lois des Dieux J’ai poussé sa valeur, Et contre leur vengeance Seul le protège le fer, Que la faveur D’un Dieu lui donna. Qu’ai-je voulu Mentir à moi-même ? L’erreur fut si bien Par Fricka montrée ! Son œil vit clair Ma honte sans nom : À son vœu je dois satisfaire ! BRUNNHILDE Tu ôtes à Siegmund la victoire ? WOTAN (laissant éclater la plus sauvage douleur de son désespoir) J’ai touché jadis à l’Anneau Âpre, j’ai tenu l’Or ! Le charme maudit S’acharne sur moi : Mon amour, je dois le détruire, Perdre tous ceux que j’aime, Lâche, trahir Qui me chérit ! Croule à jamais, Règne éclatant, Gloire divine, Honte des Dieux ! Effondre-toi, Mon Œuvre puissant ! Vain fut mon effort, Unique est mon vœu, La Chute ! La Chute ! (Il s’arrête un instant et songe.) Et pour la Chute Veille Alberich ! Je comprends Maintenant le sens Des mots sinistres de Wala : « Si le sombre ennemi d’Amour Crée un fils en sa rage, La Fin des Dieux Ne doit tarder ! » Le Niblung noir, Je l’ai su récemment, À ses vœux soumit une femme, Que l’Or lui a livrée. Un fruit de haine Doit naître d’elle ; Ce fruit maudit Croît dans son sein : Le Nain sans amour Obtint ce prodige ; Mais le Héros que j’aime, Le Libre, jamais ne naîtra : (Avec fureur.) Béni soit ton règne, Niblung futur ! Ce qui m’écœure, Prends-en l’héritage, L’éclat des Dieux, ce néant : Qu’il meure, par toi dévoré ! BRUNNHILDE (effrayée) Oh dis, parle ! Que fera ton enfant ? WOTAN (avec amertume) Suis l’ordre de Fricka, Sauve ses lois sacrées ! Ce qu’elle veut, J’en fais mon décret : Que sert de vouloir moi-même ? Je ne puis rêver l’Être Libre ! Pour qui sert Fricka Lutte à présent ! BRUNNHILDE Oh ! regrette Et reprends l’arrêt ! Tu aimes Siegmund : Moi, de ton cœur Certaine, je sauve le Wälsung. WOTAN Fais périr le Wälsung, Que Hunding par toi soit vainqueur ! Garde-toi bien, Sois ferme en ta force ; Tout ton courage Est utile aujourd’hui ; Un fer vainqueur Arme Siegmund, Fier sera son effort ! BRUNNHILDE Lui qu’à chérir Toujours tu m’appris, Lui si noble et fier Et si cher à toi-même, Contre lui rien ne m’impose Ton double vouloir ! WOTAN Ah ! qu’oses-tu ! Est-ce un défi ? Qui es-tu, hormis l’aveugle Choix de mon vouloir ? T’ayant mise en œuvre, Vins-je si bas, Qu’on m’outrage alors Qu’on me doit l’existence ? Crains, enfant, ma fureur ! Ton cœur frémirait Devant sa foudre sur toi prête à tomber ! En ma poitrine Dort le courroux Qui pourrait broyer Cet univers Qui m’a souri si longtemps : Qui l’appelle est frappé ! Deuil répond au défi ! N’excite point L’ire du Dieu ! Agis selon mon arrêt : Siegmund tombe ! Tels soient ton œuvre et ta loi. (Il s’éloigne avec impétuosité et disparaît rapidement dans la montagne.) BRUNNHILDE (reste longuement stupéfaite et effrayée) Tel air jamais n’eut le Père, Encor qu’il soit vite irrité ! (Elle se penche tristement et prend ses armes, qu’elle revêt alors de nouveau.) Lourd pèse Le poids des armes : Aux joyeux assauts Jadis si légères ! Mon pas se traîne Au combat cruel ! Las ! mon Wälsung ! En l’extrême angoisse L’amie infidèle te quitte ! SCÈNE 3 Elle se dirige vers le fond de la scène, et aperçoit Siegmund et Sieglinde, comme ils apparaissent en montant du ravin ; elle contemple n instant les arrivants, et se dirige ensuite vers la caverne où elle a laissé son cheval, de telle sorte qu’elle disparaisse entièrement aux yeux du spectateur. Siegmund et Sieglinde entrent en scène. Sieglinde marche précipitamment : Siegmund cherche à la retenir. SIEGMUND Reste en ce lieu : Prends du repos ! SIEGLINDE Marche ! Marche ! SIEGMUND (il l’étreint avec une douce énergie) Arrête-toi ! Demeure, femme chérie ! Aux douces ivresses, Pâle soudain, En hâte folle, Prompte, tu fuis ! À peine je suis ta course : Par bois et prés, Par ravins et rocs, Sombre, muette, Toi, tu fuyais, Toujours sourde à ma voix. (Elle regarde devant elle avec des yeux farouches.) Reste en repos : Parle à l’aimé ! Romps ce silence affreux ! Vois, ton frère Tient sa fiancée : Siegmund est tout à toi ! (Il l’a conduite insensiblement jusqu’au piège que forme le rocher.) SIEGLINDE (regarde Siegmund dans les yeux avec une extase croissante ; puis elle l’enlace passionnément de ses bras. A la fin elle sursaute de terreur, tandis que Siegmund l’étreint avec force) Va-t-en ! Va-t-en ! Laisse l’indigne ! Vile et profanée Je t’enlace ! Flétrie, infâme, Telle est ma chair : Fuis ce cadavre, Fuis loin de lui ! Qu’aux vents roule ce corps, Qui vil au héros s’est donné ! Quand plein d’amour il me prit, Quand j’eus les suprêmes joies, Quand tout mon cœur fut à lui, Qui tout amour m’a donné, Dans ces douces tendresses, Saintes extases, Comblant mon corps, Mon cœur tout entiers... Peur, épouvante, Horreur de sa honte, Dut terrifier La femme avilie, Jadis à l’homme soumise Qui sans amour l’acheta ! Fuis la maudite, Laisse-la fuir ! Indigne suis-je, D’honneur déchue ! À toi, si noble, Triste, j’échappe ; Je dois pour jamais Ne plus être tienne : Vile au frère je m’offre, Ma honte souille l’ami ! SIEGMUND Qui t’a fait ces affronts, Son sang te les va payer ! Arrête ta fuite ; Reste à l’attendre ; Là, je vais le vaincre : Et Nothung, Lui mordant le cœur. Va venger tous tes affronts ! SIEGLINDE (tressaille d’effroi et prête l’oreille) Entends ! la trompe Sonne l’appel ! Long tumulte Enfle et s’accroît ; Des bois, des champs, Montent des cris. Hunding s’éveille Du lourd sommeil ; Hommes et bêtes Viennent en masse : Meute de mort Âpre au meurtre, Jusqu’au ciel elle hurle Les vengeances du maître outragé ! (Elle regarde devant elle puis est brusquement saisie d’épouvante.) Où es-tu, Siegmund ? T’ai-je toujours ? Frère que j’aime, Toi ma lumière ! Que ton œil si clair Soit encor mon étoile : Daigne souffrir Mon baiser d’amour maudit ! Entends ! entends ! C’est le cor de Hunding ! Et sa meute accourt, Terrible à voir. Tout glaive est Impuissant contre eux... Jette-le, Siegmund ! Siegmund... où es-tu ? Ah ! là ! je vois tes traits ! Scène d’horreur ! Dents qui grincent Et veulent ta chair... Qu’importe aux chiens Ton regard si fier ! Par les pieds leurs crocs Meurtriers t’ont saisi, Tu tombes... Le glaive se brise en deux : Le frêne choit, Son bois se rompt ! Frère ! mon frère ! Siegmund... ha ! (Elle s’affaisse avec un cri, défaillante, dans les bras de Siegmund.) SIEGMUND Chère ! aimée ! (Il écoute Sieglinde respirer, et ainsi se convainc qu’elle est encore vivante. Il la laisse glisser tout contre lui, de sorte que, lui-même s’étant assis sur le rocher, la tête de Sieglinde se trouve reposer sur ses genoux. Tous deux demeurent dans cette situation jusqu’à la fin de la scène suivante. Long silence, pendant lequel Siegmund se penche avec une tendre sollicitude sur Sieglinde, et dépose sur son front un long baiser.) SCÈNE 4 Brünnhilde, conduisant son cheval par la bride, est sortie de la caverne ; elle s’est avancée, lente et solennelle, et s’arrête à présent — latéralement par rapport à Siegmund — à peu de distance de celui-ci. D’une main elle tient la lance et le bouclier ; de l’autre elle s’appuie sur l’encolure du cheval, et, dans un silence grave, elle contemple un moment Siegmund. BRUNNHILDE Siegmund ! — Vois vers moi ! C’est moi, moi, Que tu suivras. SIEGMUND (dirigeant ses regards sur elle) Qui donc es-tu, Qui si belle et grave paraît ? BRUNNHILDE Seuls ceux qui meurent Voient ma face : À qui m’entend, J’annonce le jour obscur. Sur le champ du combat Je vais aux braves : Qui m’aperçoit, La mort l’a désigné. SIEGMUND (la regarde longuement dans les yeux, puis baisse la tête comme pour réfléchir, et enfin se tourne vers elle de nouveau, avec une solennelle gravité) S’il suit tes pas, Où conduis-tu le brave ? BRUNNHILDE Le Maître du Choix T’a choisi, Viens vers lui : Au Walhall suis mes pas. SIEGMUND Le Dieu du Walhall Doit-il seul m’accueillir ? BRUNNHILDE Les forts, les braves, Chœur glorieux, Te vont fêter D’un faste triomphal. SIEGMUND Dois-je trouver là Wälse, mon propre père ? BRUNNHILDE Au Walhall Wälse Attend son fils SIEGMUND Dois-je y goûter L’accueil d’une femme ? BRUNNHILDE Vierges Qu’animent ses vœux, Les filles de Wotan Vont te verser l’hydromel. SIEGMUND Noble et sainte S’annonce la fille De Wotan : Pourtant réponds-moi, Déesse ! Doit-on voir au Walhall La sœur, près du frère, Unie à Siegmund Sieglinde aussi ? BRÜNNHILDE L’air terrestre Est pour sa lèvre : Sieglinde Perd Siegmund ici ! SIEGMUND Salue alors Walhall, Salue aussi Wotan, Salue encor Wälse Et tous les braves, Dis mon adieu Aux douces vierges : Vers elles je n’irai pas ! BRUNNHILDE Tu vois de la Walküre L’œil meurtrier : Tu dois suivre ses pas ! SIEGMUND Où Sieglinde vit En joie et deuil, Là son Siegmund veut vivre : J’ai vu ton regard Sans épouvante ; En vain tu veux me dompter ! BRUNNHILDE Sur toi vivant Rien n’a pouvoir ; La mort pourtant te contraint : Moi qui l’annonce, J’ai parlé. SIEGMUND De moi quel héros Serait vainqueur ? BRUNNHILDE Hunding doit te frapper. SIEGMUND Menace vaine — Je brave Hunding ! Guettes-tu là L’heure du sang, Mon rival t’appartient : Je sais qu’il mourra sous mes coups ! BRUNNHILDE (secouant la tête) Toi, Wälsung, Écoute-moi bien ! Toi seul ici mourras. SIEGMUND Vois cette épée ! Qui la donna Promit victoire : Ta menace cède à ce fer ! BRUNNHILDE (élevant fortement la voix) Qui la donna Décide ta mort : De vertu il prive l’épée ! SIEGMUND (violemment) Tais-toi ! et n’éveille Pas l’endormie ! (Il se penche tendrement sur Sieglinde, avec une explosion de douleur.) Las ! Las ! Douce adorée ! Ô triste entre toutes les femmes ! Contre toi tout L’univers s’est armé : Et moi, à qui seul tu te fies, Qui seul provoquai ta révolte Mon bras ne doit T’aider ni défendre, Je dois te trahir au combat ? Oh ! honte à lui, Qui donna ce fer, Tournant le triomphe en mort ! Mais si je tombe, J’irai loin du Walhall : Hella me prenne à jamais ! BRUNNHILDE (troublée) Estimes-tu si peu L’aime délice ? Tout tient-il En la pauvre femme, Qui, pâle et triste, Gît comme morte en tes bras ? Rien d’autre n’a de prix ? SIEGMUND (la regardant avec amertume) Si jeune et beau Rayonne ton front : Mais combien glacé Et dur est ton cœur ! Ô toi qui railles, Va-t’en loin de moi, Farouche et froide enfant ! Pourtant si ma peine Est ton seul plaisir, Mes maux te peuvent plaire ; Ma douleur peut charmer Ton cœur sans pitié : Mais du froid bonheur du Walhall, Cesse de me parler ! BRUNNHILDE Je vois la détresse Qui ronge ton cœur ; Je sens du héros La sainte douleur... Siegmund, remets-moi ton amante ; Mon bras sera son appui ! SIEGMUND Nul autre que moi Ne la doit toucher vivante : S’il faut que je meure, Que ma main l’immole d’abord ! BRUNNHILDE Wälsung ! Insensé ! Suis mon conseil ! Remets-moi ton amante, Au nom du gage D’amour qu’elle porte en son sein ! SIEGMUND (tirant son glaive) Ce fer, Qu’un fidèle a d’un traître reçu, Ce fer, Qui, lâche, trahit mon espoir : S’il n’est terrible au rival, Qu’il serve à la mort de l’ami ! (Agitant l’épée sur la tête de Sieglinde.) Deux êtres Sont devant toi, : Frappe, Nothung, Glaive haineux ! Prends d’un seul coup leurs vies ! BRUNNHILDE (dans la plus violente tempête de compassion) Arrête, Wälsung ! Crois à ma voix ! Sieglinde vive, Et Siegmund vive avec elle ! Mon choix est fait ; Je change l’ordre : Toi, Siegmund, Sors de la lutte vainqueur ! (Du lointain fond de la scène on entend venir des appels de trompe.) Entends cet appel ? Prépare-toi bien ! Crois à l’épée, Et frappe sans peur : Sûr brille le fer, Et la Walküre est sûre aussi ! Adieu, Siegmund, Noble héros ! Au combat proche je te retrouve ! (Elle s’éloigne en courant, et disparaît hors de la scène avec son cheval, à droite, dans une gorge latérale. Siegmund la suit d’un regard joyeux et enthousiasmé. La scène s’est obscurcie peu à peu ; de lourdes nuées d’orage descendent vers le fond de la scène, finissent par envelopper complètement les murailles rocheuses, la gorge et l’arête élevée. De tous côtés, on entend venir de lointains appels de trompes, qui se rapprochent graduellement pendant ce qui suit.) SCÈNE 5 SIEGMUND (se penchant sur Sieglinde) Charme fort, Un doux sommeil Endort ses maux amers : Quand la Walküre vint vers moi, A-t-elle béni son repos ? L’heure du sombre combat De crainte l’aurait accablée ! Pâle et froide Elle vit pourtant : Ses maux sont bercés D’un songe souriant. (Nouveaux appels de trompes au loin.) Demeure endormie, Jusqu’après la lutte, Quand la paix te va charmer ! (Il la place doucement sur le siège de rochers, l’embrasse au front, et la quitte enfin, ayant entendu de nouveaux appels de trompe.) Qui j’entends là, Vienne à présent ! Car son salaire Est tout prêt : Nothung va le payer ! (Il se hâte vers le fond du théâtre, et disparaît aussitôt sur l’arête de rochers, dans un sombre nuage orageux.) SIEGLINDE (rêvant) Oh ! si le père rentrait ! Mon frère est aux bois avec lui. Mère ! Mère ! J’ai grande peur ; Quel air sinistre Ont tous ces hommes ! Noires fumées, Chaudes vapeurs Rouges, des flammes Rampent vers nous, Tout est en feu ! À l’aide, frère ! Siegmund ! Siegmund ! (De violents éclairs et un effroyable coup de tonnerre réveillent Sieglinde ; elle se lève d’un bond.) Siegmund ! — Ha ! (Elle regarde autour d’elle avec une frayeur toujours plus grande ; — presque toute la scène est enveloppée de noires nuées d’orage ; les éclairs et le tonnerre continuent. Les appels de trompe semblent se rapprocher de tous côtés.) LA VOIX DE HUNDING au fond de la scène, venant du haut de l’arête rocheuse) Wehwalt ! Wehwalt ! Viens au combat, Sans quoi mes chiens te saisissent ! LA VOIX DE SIEGMUND (de plus loin vers le fond, comme partant du ravin) Te caches-tu, Que je n’ai pu te voir ? Viens, que je t’aborde ! SIEGLINDE (qui les écoule, dans une agitation effrayante) Hunding ! Siegmund !’ Où les atteindre ! HUNDING Ici, suborneur qui m’outrages ! Fricka va te frapper ! SIEGMUND (également invisible, mais parvenu aussi sur l’arête de rochers) Tu crois que je suis sans armes Vil poltron ! Vante ta Fricka, Mais viens toi-même, Sans quoi son aide te trahit ! Car vois : dans le frêne Fort du logis, J’ai pris sans peur cette épée ; À sa lame goûte à présent ! (Un éclair illumine un instant l’arête rocheuse, sur laquelle on distingue maintenant Hunding et Siegmund aux prises.) SIEGLINDE (de toutes ses forces) Arrêtez, barbares ! Ah ! tuez-moi ! (Elle s’élance vers l’arête de rochers ; de la droite, une vive lueur jaillit sur les combattants, et si brusquement l’éblouit qu’elle chancelle comme aveuglée. Dans cette clarté, on voit apparaître Brünnhilde planant au-dessus de Siegmund et le protégeant avec son bouclier.) LA VOIX DE BRUNNHILDE Frappe, Siegmund ! Crois à l’épée ! (Au moment où Siegmund porte à Hunding un coup qui doit être mortel, une lueur rouge déchire à gauche le nuage ; Wotan apparaît dans cette lueur, debout au-dessus de Hunding, et opposant la lance au glaive de Siegmund.) LA VOIX DE WOTAN Tout cède à ma lance ! En pièces l’épée : (Brünnhilde, saisie de terreur, a reculé devant Wotan ; le glaive de Siegmund se brise sur la lance divine qui lui a été opposée ; Hunding enfonce son arme dans la poitrine de son ennemi sans défense. Siegmund mort sur le sol — Sieglinde, qui a entendu son râle, s’affaisse elle-même avec un cri, comme morte. En même temps que tombait Siegmund, la lueur s’est éteinte des deux côtés ; d’épaisses ténèbres obscurcissent les nuages jusque vers le devant de la scène ; on y aperçoit néanmoins confusément Brünnhilde, se dirigeant avec une hâte éperdue vers Sieglinde.) BRUNNHILDE En selle ! que je te sauve ! (Elle hisse vivement Sieglinde, auprès d’elle, sur son cheval tout proche de la gorge latérale, et disparaît aussitôt avec elle. Aussitôt les nuages se divisent au milieu de la scène, de façon que l’on distingue nettement Hunding au moment où il retire son arme de la poitrine de Siegmund mort. — Wotan, entouré de nuées, se tient derrière lui sur un rocher ; il est appuyé sur sa lance, et il regarde douloureusement le cadavre de Siegmund.) WOTAN (s’adressant à Hunding) Valet, va ! Va trouver Fricka : Dis que l’épieu divin Vengea tous ses affronts. Va ! - Va ! (Sur un signe méprisant de sa main, Hunding tombe mort. Wotan, avec une soudaine explosion d’effroyable fureur.) Mais Brünnhilde ! Sus à la rebelle ! Terrible Châtiment la poursuit, Et va l’atteindre en sa fuite ! (Il disparaît dans les éclairs et le tonnerre. Le rideau tombe rapidement.) Sur la cime d’une montagne rocheuse. À droite, la scène est limitée par une forêt de sapins. À gauche, on voit l’entrée d’une caverne de rochers, formant une sorte de salle naturelle ; au-dessus se trouve la cime la plus haute du rocher. Au fond du théâtre, la vue est entièrement libre ; des blocs de rochers, les uns bas, les autres élevés, bordent un précipice ; on devine que ce gouffre aux parois escarpées s’ouvre vers le fond de la scène. Des vols isolés de nuages, chassés par la tempête, passent au-dessus de la crête rocheuse. (Les noms des huit Walkyries qui — outre Brünnhilde — figurent dans cette scène sont : Gerhilde, Ortlinde, Waltraute, Schwertleite, Helmwige, Siegrune, Grimgerde, Rossweisse.) Gerhilde, Ortlinde, Waltraute et Schwertleite occupent la cime rocheuse, au niveau et au-dessus de la caverne ; elles sont complètement armées. SCÈNE PREMIÈRE GERHILDE (postée tout en haut, et tournée vers le fond de la scène) Hoïotoho ! Hoïotoho ! Heiaha ! Heiaha ! Helmwige, viens ! Ici ton cheval ! LA VOIX DE HELMWIGE (hors de la scène) Hoïotoho ! Hoïotoho ! Heiaha ! (Un éclair brille dans un nuage qui traverse le ciel ; en ce nuage, une Walkyrie à cheval devient visible : un guerrier mort est suspendu à sa selle.) WALTRAUTE ET SCHWERTLEITE (saluant de leurs cris l’arrivante) Heiaha ! Heiaha ! (Le nuage avec l’apparition a disparu à droite derrière les sapins.) ORTLINDE (appelant vers la forêt de sapins) Devers ma jument Conduis ton cheval : Près de ton Brun Ma Grise aime à paître ! WALTRAUTE (de même) Qui pend à ta selle ? HELMWIGE (sortant des sapins) Sintolt, le Hegeling ! SCHWERTLEITE Mène ton Brun Plus loin de la Grise : Ortlinde vint Avec Wittig, un Irming ! GERHILDE (qui est descendue un peu plus bas) Toujours ennemis j’ai vu Sintolt et Wittig. ORTLINDE (s’élance brusquement, et court vers les sapins) Heiaha ! Heiaha ! l’étalon Qui mord la jument ! GERHILDE (avec de bruyants éclats de rire) Des chefs la haine Excite les bêtes ! HELMWIGE (criant derrière elle vers les sapins) Assez Brun ! Garde la trêve ! WALTRAUTE (qui a remplacé Gerhilde au sommet le plus élevé du roc et qui observe) Hoïotoho ! Hoïotoho ! Siegrune, ici ! Où restes-tu donc ? LA VOIX DE SIEGRUNE (venant de la droite) Long travail ! Où les autres sont-elles ? LES VOIX DE SCHWERTLEITE ET WALTRAUTE (venant de la droite) Hoïotoho ! Hoïotoho ! Heiaha ! GERHILDE Heiaha ! (Siegrune a disparu derrière les sapins. Des profondeurs l’on entend venir deux voix.) GRIMGERDE ET ROSSWEISSE (de plus bas) Hoïotoho ! Hoïotoho ! Heiaha ! WALTRAUTE Grimgerd’ et Rossweisse ! SCHWERTLEITE À deux chevauchant ! (Ortlinde, Helmwige et Siegrune qui vient d’arriver sont sorties du bois de sapins ; de la crête rocheuse la plus en arrière, elles saluent par signes les arrivantes.) ORTLINDE, HELMWIGE ET SIEGRUNE Salut, guerrières ! Rossweiss’ et Grimgerde ! LES VOIX DE ROSSWEISSE ET GRIMGERDE Hoïotoho ! Hoïotoho ! Heiaha ! (Elles apparaissent, sur leurs chevaux, ayant chacune sur la selle le corps d’un guerrier.) LES SIX AUTRES WALKYRIES Hoïotoho ! Hoïotoho ! Heiaha ! Heiaha ! GERHILDE Au bois vos montures Pour paître en repos ! ORTLINDE (appelant vers le bois de sapins) L’une de l’autre Écartez vos cavales Tant que nos braves Restent rivaux ! HELMWIGE (pendant que les autres rient) La pauvre Grise A pâti de leur guerre ! ROSSWEISSE ET GRIMGERDE (sortant du bois de sapin) Hoïotoho ! Hoïotoho ! LES WALKYRIES Vaillantes ! Vaillantes ! SCHWERTLEITE Toujours deux au combat ? GRIMGERDE Non pas tout d’abord, Mais bien au retour. ROSSWEISSE Si nous sommes là toutes, Le temps nous presse : Pour Walhall il faut partir, Wotan attend les héros. HELMWIGE Huit nous voici : Une encor manque. GERHILDE Près du fauve Wälsung Brünnhild’ s’attarde. WALTRAUTE Il faut ici l’attendre encor : Wotan nous fait Accueil irrité, Lorsque sans elle il nous voit ! SIEGRUNE (sur la pointe du roc, d’où elle épie au loin) Hoïotoho ! Hoïotoho ! Ici ! Ici ! D’un vol de tempête Brünnhilde vient. LES WALKYRIES (courant vers la cime du rocher) Hoïotoho ! Hoïotoho ! Brünnhilde ! hei ! WALTRAUTE Vers le bois fuit Son cheval chancelant. GRIMGERDE J’entends Grane Souffler haletant ! ROSSWEISSE Jamais je n’ai vu Course si prompte ! ORTLINDE Que vois-je à sa selle ? HELMWIGE Ce n’est pas un guerrier ! SIEGRUNE Une femme en croupe ! GERHILDE D’où vient cette femme ? SCHWERTLEITE Aucun salut À ses compagnes ? WALTRAUTE Heiaha ! Brünnhild’ ! Entends notre appel ! ORTLINDE Vite aidez Notre sœur à descendre ! (Gerhilde et Helmwige se précipitent dans le bois de sapins.) WALTRAUTE À bout d’efforts Grane s’affaisse ! GRIMGERDE À descendre elle aide Vite la femme ! LES WALKYRIES Parle ! sœur ! Qu’est tout cela ? (Toutes les Walkyries reviennent sur la scène ; avec elles est Brünnhilde, soutenant et conduisant Sieglinde.) BRUNNHILDE (hors d’haleine) Aide ! secours ! Danger pressant ! LES AUTRES WALKYRIES D’où viens-tu vers nous D’un vol furieux ? Ta fuite prouve l’effroi ! BRUNNHILDE C’est ma première fuite, Et l’on me suit ! Wotan est sur mes pas ! LES WALKYRIES (violemment effrayées) N’es-tu pas folle ? Dis ! Conte-nous ! Le Père-Armé te presse ? Dois-tu le fuir ? BRUNNHILDE (avec angoisse) Ô sœurs, vite Occupez la cime ! Vers le Nord Regardez s’il accourt ! (Ortlinde et Waltraute s’élancent vers la cime, pour s’y mettre en observation.) Vite ! dites s’il vient ! ORTLINDE Du Nord obscur Vient l’orage. WALTRAUTE Sombres vapeurs Montent là-bas. LES WALKYRIES Wotan chevauche L’auguste coursier ! BRUNNHILDE Chasseur sauvage Il me suit en fureur, Il vient, il vient du Nord ! Aide, sœurs ! Grâce pour elle ! LES WALKYRIES Quelle est cette femme ? BRUNNHILDE Vite j’explique ! Sieglinde on la nomme, De Siegmund sœur et amante : Contre les Wälsungen Wotan gronde en courroux : Au frère Je devais en ce jour Ôter la victoire : Mais Siegmund fut Couvert par mon bras, Contre le Dieu, — Lui-même de son épieu frappa : Sigmund mort ! Je m’enfuis : J’entraînai La femme vers vous, Implorant de vous, Tremblante, Son salut et le mien. LES WALKYRIES (dans la plus grande consternation) Ô sœur trop folle ! Qu’as-tu osé ? Las ! Las ! Brünnhilde, las ! Coupable erreur De Brünnhilde Rebelle à l’auguste vouloir ! WALTRAUTE (du haut de la cime) L’ombre monte Et du Nord vient vers nous ! ORTLINDE (de même) Gros de rage Accourt l’ouragan. ROSSWEISSE, GRIMGERDE, SCHWERTLEITE Fort a henni son cheval. HELMWIGE, GERHILDE, SIEGRUNE Son souffle gronde effrayant ! BRUNNHILDE Pauvre victime, Si Wotan l’atteint, Sa haine des Wälsungen Veut les détruire ! Mes sœurs, qui de vous Me prête un cheval, Pour lui ravir cette femme ? SIEGRUNE Tu veux donc Nous rendre rebelles ? BRUNNHILDE Rossweisse, chère ! Prête ta monture ! ROSSWEISSE Sa course jamais N’a fui loin du Père. BRUNNHILDE Helmwige, écoute ! HELMWIGE Je reste soumise ! BRUNNHILDE Grimgerde ! Gerhilde ! Vite un cheval ! Schwertleite ! Siegrune ! Vois ma terreur ! Oh ! aidez-moi, Mes sœurs tant aimées : Grâce pour l’humble éplorée ! SIEGLINDE (qui jusque-là a gardé un air sombre et froid, regardant fixement devant elle, tressaille lorsque Brünnhilde l’enlace vivement, comme pour la protéger) Renonce à rien craindre pour moi : Seule m’aide la mort ! Pourquoi vins-tu M’ôter du désastre ? J’aurais reçu là Le coup mortel, De cette arme même Dont Siegmund meurt : — moi-même morte, Unie à lui ! Loin de Siegmund — Siegmund, de toi ! Puissé-je en la mort Fuir ce songe ! Si je ne dois Maudire ton aide, Saintement exauce mes larmes, Plonge ton glaive en mon cœur ! BRUNNHILDE Vis, pauvre femme, L’amour l’ordonne ! Sauve le gage Que de lui tu reçus ! Un Wälsung vit dans ton sein ! SIEGLINDE (est saisie d’un violent effroi ; soudain son visage rayonne d’une joie sublime) Sauve-moi, vierge ! Sauve mon fils ! Grâce, ô filles, À moi votre appui ! (De terribles nuées d’orage montent du fond ; le bruit du tonnerre se rapproche.) WALTRAUTE (du haut de la cime) L’orage grandit. ORTLINDE (de même) Parte qui tremble ! LES WALKYRIES Chasse la femme Loin du péril : Des Walküren nulle N’ose l’aider ! SIEGLINDE (à genoux devant Brünnhilde) Sauve-moi, vierge ! Sauve la mère ! BRUNNHILDE (avec une soudaine détermination) Fuis donc au plus vite Et fuis toute seule ! Je reste et j’attends. Seule à Wotan je m’offre : Sur moi seule Arrêtant ses fureurs, Pour que toi, tu évites sa rage ! SIEGLINDE Où diriger ma fuite ? BRUNNHILDE Qui de vous toutes Vers l’Est prit sa course ? SIEGRUNE Vers l’Est au loin S’étend la forêt : Des Niblungen l’Or Y fut par Fafner traîné. SCHWERTLEITE Sombre dragon, Sous cette forme, Au fond d’un antre Il garde du Gnome l’Anneau. GRIMGERDE Maint péril y guette Une femme sans aide ! BRUNNHILDE Pourtant des coups du Dieu Seuls la sauvent ces bois : Car Wotan craint D’approcher ce lieu. WALTRAUTE (du haut de la cime) Wotan vient Vers nous en fureur ! LES WALKYRIES Brünnhild’, entends, Il approche à grand bruit ! BRUNNHILDE (montrant l’Est à Sieglinde) Pars sur l’heure, Vers l’Est hâte-toi ! Va, courageuse, Bravant tous les dangers. Faim et fatigue, Ronce et rocher ! Ris de tes maux, Des dures douleurs ! Qu’un seul savoir En toi demeure : Le plus auguste Héros, Femme, grandit, Caché dans ton sein ! (Elle lui tend les morceaux du glaive de Siegmund.) Conserve les deux Moitiés du glaive ; Près du corps de Siegmund Ma main les a prises : Qui doit brandir Le fer reforgé, De moi reçoive son nom : « Siegfried » : Joyeux et Vainqueur ! SIEGLINDE O sainte merveille ! Vierge sublime ! A toi je dois Un saint réconfort ! Pour lui, notre aimé, L’enfant doit survivre : Que mes vœux un jour S’ouvrent sur toi ! Adieu donc, Bénie par Sieglinde en pleurs ! (Elle s’enfuit en hâte, à droite, par le devant de la scène. La montagne de rochers est entourée de noires nuées d’orage ; une effroyable tempête rugit, venant du fond de la scène : une lueur flamboyante illumine, sur le côté, la forêt de sapins. Au milieu du tonnerre on entend l’appel de Wotan.) LA VOIX DE WOTAN Reste ! Brünnhilde ! ORTLINDE ET WALTRAUTE Cheval et chevalier S’arrêtent LES WALKYRIES Las ! Brünnhilde ! Wotan est là ! BRUNNHILDE Mes sœurs, pitié ! Le cœur me manque ! Son courroux m’écrase, S’il n’est calmé par vos pleurs. LES WALKYRIES Ici, perdue ! Cache-toi bien ! Viens parmi tes sœurs, Muette à sa voix ! (Elles se groupent toutes vers la cime du rocher, tout en cachant Brünnhilde au milieu d’elles.) Las ! Las ! Wotan saute à bas Du cheval ! Tout frémit Au pas du Vengeur ! SCÈNE 2 Wotan, en proie à une fureur effrayante, sort de la forêt de sapins à pas précipités ; il s’arrête devant le groupe des Walkyries, qui se sont placées sur la hauteur rocheuse de manière à couvrir Brünnhilde de leur corps. WOTAN Où est Brünnhilde ? Où est la coupable ? Oseriez-vous Cacher la rebelle ? LES WALKYRIES Sombre rugit ta rage ! Que firent, Père, tes filles. Pour t’irriter D’une telle fureur ? WOTAN Est-ce un outrage ? Folle qui l’ose ! Je sais : Brünnhilde Est là parmi vous. Seule laissez-la, Maudite éternelle, Qui a maudit Son propre rang ! ROSSWEISSE Vers nous vint la coupable. LES WALKYRIES Vers nous vint la coupable, Implorant notre secours ! Son cœur défaille Sous ton courroux. Pour la sœur tremblante Nous prions toutes, Calme ton premier courroux ! WOTAN Filles au cœur Faible et tremblant ! D’esprit si lâche Vous ai-je créées ? Vous ai-je donné L’audace aux combats, Vous ai-je fait Le cœur froid et dur, Pour vous voir jeter pleurs et cris, Quand mon bras sur l’infidèle s’étend ? Sachez, pleureuses, L’acte commis Par celle que plaignent Vos lâches sanglots ! Nulle comme elle N’a pénétré ma pensée ! Nulle comme elle N’a su mes vœux dans leur source ; C’est elle qui Dans son sein créait mon désir : — Ainsi, brisant La douceur de ce lien, Son traître crime A bravé mon vouloir, L’arrêt souverain Est outragé, Contre moi elle tourne les armes, Que moi seul lui mis en main ! Parle, Brünnhilde ! Toi, de qui force, Casque et lance, Grâce et beauté, Nom, existence sont à moi ! ’ Parle et réponds à ma plainte, Tremblante qui te caches, Et fuis lâchement l’arrêt ! BRUNNHILDE (sort du groupe des Walkyries et, d’un pas humble, ferme néanmoins, descend de la cime rocheuse, jusqu’à ce qu’elle arrive ainsi à une petite distance de Wotan) Ordonne, Père : Décide la peine ! WOTAN Ta peine est ton œuvre : Et toi-même as fait ton arrêt. Par mon vouloir Ton être existait : Contre moi pourtant tu voulus ; Mes ordres seuls Devaient être ta loi : Contre moi tu dictes des ordres ; Mon vœu Fut le tien : Contre moi tu formes des vœux ; Mon bras Seul t’armait : Contre moi ton bras lève l’arme ; Seule tu connus Mes décrets : Contre moi pourtant tu décrètes ; Seule tu fis surgir Mes héros : Contre moi ta voix les insurge. Ton rang passé, Wotan l’explique : Ton rang présent, À toi de le dire ! Mon vœu n’est plus le tien ; Walküre n’est plus ton être : Demeure donc Ce qu’encor tu seras ! BRUNNHILDE (violemment effrayée) Me repousses-tu ? C’est là ton arrêt ? WOTAN Vis loin des cieux, loin du Walhall ; Tes pas n’iront plus Vers les héros, Mener les vainqueurs Au divin séjour ; Aux convives saints, Dieux et Déesses, Ta main ne doit plus Verser l’hydromel ; Ma bouche oubliera Ta bouche d’enfant. Du peuple sacré Tout te sépare, Loin du tronc La branche morte est tombée ; Je romps ici notre lien : De mes regards divins je te bannis. LES WALKYRIES (faisant éclater leur douleur) Las ! Las ! Grâce pour elle ! BRUNNHILDE Tu me dépouilles De tous tes dons ? WOTAN Ton vainqueur doit te les prendre ! Ici, sur ce roc, Reste en exil ; Inerte et sans armes, Dors ton sommeil ; Qu’un Homme dompte la vierge, S’il la trouve sur son chemin ! LES WALKYRIES Arrête, Père ! Arrête-toi ! Veux-tu voir la vierge Par l’Homme flétrie ? Ô Dieu terrible, épargne Lui l’horrible affront : Ton arrêt sur nous fait tomber même affront ! WOTAN N’est-ce donc pas clair, Ce que j’ai dit ? De votre groupe La sœur infidèle est chassée ; Et son cheval Ne doit plus se cabrer près des vôtres ; Sa fleur virginale Se fane et meurt ; L’époux va régner Sur ce corps de douceur ; À l’Homme, son maître, Sa vie appartient ; Assise elle file au foyer, Condamnée au mépris de tous ! (Brünnhilde s’affaisse sur le sol, avec un cri, aux pieds de Wotan ; les Walkyries font un mouvement de désespoir.) Tremblez-vous pas ? Quittez la maudite ! Et pour jamais Fuyez loin d’ici ! Car si quelqu’une Près d’elle reste, Et me provoque En prenant son parti, La folle aura le même sort : Je traite l’orgueil ainsi ! Loin de ce roc ! Loin de ces crimes ! Promptes, prenez votre course, Le malheur veille en ce lieu ! LES WALKYRIES Weh ! Weh ! (Les Walkyries se dispersent avec un sauvage cri de douleur, et se précipitent, en leur fuite rapide, dans la forêt de sapins : bientôt on les entend s’éloigner sur leurs chevaux, comme dans une tempête. Pendant ce qui suit, l’orage s’apaise peu à peu ; les nuages se dissipent ; dans le ciel calme commence le crépuscule du soir, et finalement la nuit.) SCÈNE 3 Wotan et Brünnhilde, celle-ci encore gisante, étendue aux pieds de son père, sont seuls restés sur la scène. Long et solennel silence : les positions respectives de Wotan et de Brünnhilde demeurent sans changement. BRUNNHILDE (elle lève enfin lentement la tête, cherche le regard de Wotan, encore détourné d’elle) Si grande honte Ai-je commis, Que sur mon crime la honte tombe ainsi ? Fus-je si basse, Dans mon forfait, Que jusque-là tu m’abaisses ainsi ? Ai-je trahi L’honneur à ce point, Que tu me prennes l’honneur à jamais ? (Elle se soulève peu à peu jusqu’à se trouver entièrement debout.) Oh dis, Père ! vois dans mon âme : Calme ta fureur, Dompte cette rage ! Et montre-moi clair L’obscur forfait, Qui contraint ton cœur en courroux à maudire l’enfant le plus cher ! WOTAN (sombre) Songe à ton acte ; Lui seul t’explique ta faute ! BRUNNHILDE À ton vouloir J’obéissais. WOTAN T’avais-je dit De lutter pour le Wälsung ? BRUNNHILDE Ainsi tu disais, Seul maître du Choix ! WOTAN Mais ce décret Pourtant je te le repris. BRUNNHILDE Quand Fricka t’eut fait Une âme étrangère : Tu fus captif de sa cause, Et ton propre ennemi. WOTAN (avec amertume) Croyant que tu sus comprendre, Je dus châtier ton défi : Mais lâche et vil Tu m’as jugé ! Alors j’oublierais l’infidèle Trop indigne de mon courroux ? BRUNNHILDE J’ignore tout, Hors cette seule chose, Que le Wälsung, tu l’aimes : J’ai vu la détresse Qui t’étreint, L’unique amour que tu quittes. Le reste seul Retint tes regards, Et te fit souffrir L’âpre tourment, À Siegmund d’ôter ton aide. WOTAN Tu vis tout cela, Et tu l’osas protéger ? BRUNNHILDE Mon regard n’a vu Que l’unique amour, De qui, dans la contrainte Où saigne ton cœur, Faibles, tes yeux se détournent. Celle qui couvrait Ta retraite au combat A vu cela seul, Caché pour toi : Siegmund, je dus le voir. Vers lui, Funèbres, je vins ; Je lus sur sa face, J’ouïs sa parole ; Je compris du héros La sainte douleur ; Triste en mon cœur Fut l’écho de sa plainte, Libre tendresse, Sombre tourment, D’une âme en détresse Âpre défi : Mon oreille entendit, Mon œil vit clair, Ce qu’au fond de l’être mon cœur Sentait d’un trouble sacré. Pâle, muette, J’ai vu ma honte. Toute à sa cause Fut ma pensée : Vaincre ou périr Avec Siegmund sur l’heure, Tel fut mon rôle, Et le choix, et le sort ! Par cet amour qu’en moi Toi seul, as créé, Par l’ordre qui du Wälsung Me fit sœur, Toute à son désir Fière, je t’ai bravé. WOTAN Toi seule ainsi Tu pus faire l’acte rêvé, Qu’à mon cœur défend Un double désespoir ? Si vite tu goûtas Le bonheur d’un cœur libre, Tandis qu’en moi La douleur brûlait Détresse de mort Qui m’a contraint, Pour l’amour d’un monde, D’ôter l’Amour De ce cœur rongé de tortures ? Alors contre moi Je luttais dans l’angoisse, Vaincu d’avance, Fou de colère Rage et désir, Révolte en courroux, M’ont fait ce vouloir meurtrier, En la mort de mon propre monde De finir ma peine éternelle : Mais toi, de purs Transports t’enivraient ; Trouble suave, Charme puissant, Tu bois, heureuse, Le philtre Amour Quand moi, Dieu plein d’angoisse, Seul je m’abreuve de fiel ? Que ton vain désir Soit donc ton guide : De moi tu t’es séparée ! Mon cœur t’écarte, Je dois m’affranchir De ton conseil funeste ; Distincts, nous ne Devons vivre ensemble : Dans le temps et l’espace, Le Dieu ne doit te connaître ! BRUNNHILDE Ainsi ton enfant N’a su t’aider, N’ayant pu comprendre Quel fut ton vœu, Quand mon propre vœu Seulement me disait D’aimer ce que toi tu aimes ; Dois-je te perdre, Te fuir craintive, Dois-tu rompre Ce qui fut uni, Frappant d’exil La moitié de ton être, Jadis à toi je fus toute Ô dieu, retiens-le bien ! Ne souille pas Ton essence éternelle, Crains un affront Retombant sur toi ; Sur toi pèse la honte, Suis-je livrée au mépris ! WOTAN Ton cœur suivit De l’Amour la loi : Suis à présent Qui tu dois aimer. BRUNNHILDE Dois-je quitter le Walhall, Ne plus t’assister dans ton œuvre, De l’Homme, mon maître,’ Subir le pouvoir, Des bras d’un lâche au moins sauve-moi ! Que seul un brave Soit mon vainqueur. WOTAN Ton cœur a nié mon Choix Choisir pour toi je ne puis. BRUNNHILDE De toi une race est issue ; Nul lâche jamais n’en peut naître ! L’auguste Héros - je sais qu’il Naîtra des Wälsungen forts ! WOTAN Laisse la race perdue ! Le Dieu s’éloigne, D’elle et de toi : La haine dut l’écraser. BRUNNHILDE Qui brava ton ordre, Sut la sauver : Sieglinde porte Un fruit sacré ; Issu de maux Que les mères ignorent, Le fils de ses larmes Bientôt naîtra. WOTAN Nulle aide de moi Pour cette femme Ni pour son fils futur ! BRUNNHILDE Elle a cette épée Que par toi prit Siegmund. WOTAN Et que ma propre main brisa ! En vain tu veux Fléchir mon courage ! Accepte ton sort, Tel qu’il t’est fait : Moi-même n’y peux rien changer ! Je pars maintenant, Loin va ma route : J’ai même trop attendu. De l’enfant qui S’éloigna je m’éloigne ; Je dois ne rien Savoir de ses vœux : La peine seule S’accomplit par moi. BRUNNHILDE Quel est le tourment Dont tu me frappes ? WOTAN Un lourd sommeil Clora tes yeux : Celui qui réveille la vierge, La prend dès lors pour épouse ! BRUNNHILDE S’il faut qu’un sommeil Soit ma chaîne, Aux mains d’un lâche Offrant ta fille : Entends l’unique prière, L’effroi sacré de ton sang ! Entoure la vierge D’affreuse épouvante : Afin qu’un brave, Un libre Héros Sur le rocher M’éveille seul ! WOTAN Trop fier ton rêve, Trop haut ton vœu ! BRUNNHILDE (embrassant ses genoux) Entends L’unique prière ! Ou brise ta fille Embrassant tes genoux ; Détruis l’aimée, Écrase son corps ; Que l’épieu cruel déchire sa chair : Du moins, barbare, épargne- Lui le suprême affront ! (Avec un enthousiasme sauvage.) À ton appel Qu’un Feu se déchaîne ; Qu’il ceigne la roche, Cercle embrasé : Qu’il brille, qu’il brûle Et broie dans ses dents Le lâche qui se, infâme, sera Du roc redoutable approché ! WOTAN (saisi d’émotion, la regarde dans tes yeux et la relève) Adieu ! vaillante, Noble enfant ! Toi de mon être Sainte fierté ! Adieu ! adieu ! adieu ! Dois-je éviter tes yeux, Et dois-je ne plus te faire Accueil tendre et grave ; Dois-je ne plus te voir Chevaucher à ma droite. Ou bien m’offrir la coupe ; Dois-je te perdre, Toi que j’adore, Ô rire et bonheur de ma vie : Qu’un Feu nuptial Pour ta couche s’allume, Pareil n’a jamais flamboyé ! Rouge splendeur Défende le roc ; Qu’un mur d’épouvante Chasse le lâche ; Que nul infâme N’ose approcher : Qu’un Homme ici t’éveille seul, Plus fibre que moi, le Dieu ! (Brünnhilde, saisie d’émotion et d’extase, se jette dans les bras de Wotan.) Ces yeux baignés de clarté, Ces yeux baisés tant de fois, Quand mon baiser Payait ta vaillance, Et quand s’ouvraient Pour le lot des braves Tes douces lèvres d’enfant ; Ces deux yeux, soleils de mon cœur, Éclairs des jours de combat, Lorsqu’un espoir Plus immense qu’un monde Brûlait mon sein D’éperdus désirs, D’angoisses sans mesure : Ma lèvre encor Goûte leurs larmes. En l’adieu dernier Du dernier baiser ! Qu’à l’Homme enviable Brillent leurs feux ; Pour moi, Dieu misérable, À jamais ils se ferment ! Le Dieu — qui S’écarte de toi, Te prend d’un baiser le Divin. (Il l’embrasse sur les deux yeux, qui demeurent fermés aussitôt : elle glisse en arrière, doucement inerte, dans ses bras. Il l’entraîne avec tendresse et la couche sur un tertre de mousse un peu bas, au-dessus duquel un sapin étend largement ses branches. Une fois encore il contemple ses traits, et ferme alors le casque sur sa tête ; de nouveau ses regards s’attardent douloureusement sur la forme aimée, qu’il recouvre finalement du long bouclier d’acier de la Walkyrie. Alors, avec une solennelle résolution, il marche vers le milieu de la scène, et tourne la pointe de sa lance vers un puissant bloc de pierre.) Loge, entends ! Viens à ma voix ! Autrefois tu brûlais, Brasier dévorant, Jusqu’au jour de ta fuite, Lueur ondoyante : Comme jadis, Sois enchaîné ! Jaillis, mer flamboyante, défends le roc, rouge clarté ! Loge ! Loge ! ici ! (En prononçant ces derniers appels, il frappe trois fois le bloc de rocher avec la pointe de sa lance ; un rayon de feu jaillit de la pierre, et s’enfle rapidement jusqu’à former une mer de flammes. Avec la pointe de sa lance, Wotan indique à ces flammes le pourtour du rocher qu’elles doivent ceindre ainsi de leur torrent.) Qui de ma lance Craint la pointe, N’aborde ce Feu jamais ! (Il disparaît dans la lueur, vers le fond de la scène. |
libretto by Alfred Ernst |