Manon Lescaut (soprano) Lescaut, son frère, sergent des gardes du Roi (baryton) Chevalier des Grieux (ténor) Geronte de Ravoir, trésorier général (basse) Edmondo, étudiant (ténor) Hôtelier (basse) Chanteur (mezzo-soprano) Maître de ballet (ténor) Lampionaio (ténor) Sergent des archers (basse) Capitaine de Marine (basse) Coiffeur (rôle muet et mimé) Musiciens, vieilles gens, jeunes filles, bourgeois, gens du peuple, étudiants, courtisans, archers et marins AMIENS Une grande place où se trouve la Poste de Paris (Une allée à droite, à gauche une auberge avec arcades, sous lesquelles sont placées de petites tables pour les consommateurs. Un escalier extérieur conduit au premier étage de l’auberge. Des étudiants, des bourgeois et des soldats se promènent sur la place et dans l’allée... D’autres groupes sont attablés et jouent ou boivent. ) EDMONDO (entouré d’étudiants) Salut soir aimable, ineffable ! avec ton cortège de zéphyrs et d’étoiles... tu es doux aux poètes, aux amants... LES ÉTUDIANTS Ah ! Ah ! Ah ! Aux voleurs, aux ivrognes... Pardonne-nous d’ajouter à ton madrigal... EDMONDO Sans importance ! Sur la route, joyeuses, viennent en foule, fraîches, riantes et belles, les petites ouvrières... LES ÉTUDIANTS La route est toute en joie ! EDMONDO Voici mon madrigal taquin, hardi, superbe. Elles viennent en foule les petites ouvrières. LES ÉTUDIANTS Fraîches, riantes et belles. EDMONDO Voici mon madrigal taquin, hardi, superbe. (à quelques petites ouvrières) La Jeunesse, c’est notre Gloire, et l’Espoir notre Divinié. Et nous tire par les cheveux une ardeur éternelle. LES ÉTUDIANTS La Jeunesse, c’est notre Gloire, et l’Espoir notre Divinié. Et nous tire par les cheveux une ardeur éternelle. Sainte ivresse ! O rieuses. Amoureuses ! Belles fillettes, aimez-nous ! LES JEUNES FILLES L’air est rempli de parfums, les hirondelles s’enfuient, le soleil se meurt. LES ÉTUDIANTS, puis LES BOURGEOIS Donnez vos lèvres, donnez vos cœurs à la Jeunesse, à l’Amour. LES JEUNES FILLES Et voici l’heure des rêveries où passent les espoirs et leur mélancolie. (Des Grieux entre.) LES ÉTUDIANTS Eh ! Des Grieux. EDMONDO (à Des Grieux) Viens avec nous, l’ami, viens rire. Et disperse tes soucis... Cherche une bonne fortune. Qu’il est sombre ! Pourquoi ? Souffrirais-tu secrètement d’un amour impitoyable ? DES GRIEUX L’Amour ! Cette tragédie ou comédie, ne me touche guère. (Edmondo et quelques étudiants s’arrêtent pour bavarder avec Des Grieux. D’autres courtisent les jeunes filles qui se promènent dans l’allée.) ÉTUDIANTS Baste ! Tu caches tes victimes, heureux et discret. DES GRIEUX Messieurs, vous me faites trop d’honneur. EDMONDO et ÉTUDIANTS Par Vénus ! nous devinons, mon cher, tu meurs pour une femme. DES GRIEUX Non, pas encore... Mais puisque vous y tenez, je vais vous satisfaire de suite. (Il s ‘approche des jeunes filles.) Parmi vous, ô belles brunes ! Se cache-t-elle la jeune idole, la tête folle que j’attends ? Est-ce toi, dis, exquise blonde ? Contez-moi ma Destinée faites qu’apparaisse l’idéale maîtresse qu’il faut que j’aime éternellement. (Edmondo et les étudiants rient.) Parmi-vous, ô belles blondes, etc. Est-ce toi dis, exquise blonde ? EDMONDO et LES ÉTUDIANTS Bravo ! EDMONDO Voyez camarades ! On ne se moque plus de lui. CHŒUR Bravo! Égayons la soirée, comme c’est l’habitude. Que des verres pleins la musique résonne ! Ah ! soyons fous !... A nous l’abandon et l’attrait du plaisir ! Égayons la soirée ! Danses, chansons et folies, un cortège de voluptés vient vers nous, les têtes folles, et la nuit va tomber... C’est une splendeur divine sa lumière, sa caresse sur tout planent, triomphalement. C’est une splendeur divine, etc. (On entend un cor de postillon.) Voici le coche d’Arras ! (La voiture s’arrête devant l’auberge. Lescaut descend le premier, puis Geronte qui aide Manon à descendre.) Ils descendent... Voyons... Voyageurs fort élégants ! Charmants ! LES ÉTUDIANTS(en admirant Manon) Qui donc pourrait résister et ne pas souhaiter à cette enfant si jolie, la bienvenue ? LESCAUT Eh ! L’hôte ! (à Geronte) Cher Monsieur, vous êtes un modèle de politesse. Eh ! L’hôte ! L’HÔTELIER (accourt, suivi de plusieurs garçons) Nous voici.... DES GRIEUX (observant Manon) Qu’elle est belle ! GERONTE (à l’hôtelier) Cette nuit, chez vous, je reposerai... (à Lescaut) Mille excuses ! (à l’hôtelier) Maître hôtelier, prendez mon bagage. L’HÔTELIER (Il donne des ordres à ses garçons.) A l’instant. (s’adressant à Geronte et à Lescaut :) S’il vous plaît, entrez par ici. (Il monte par l’escalier extérieur, suivi de Geronte et de Lescaut, qui fait signe à Manon de l’attendre.) DES GRIEUX (à Manon) Charmante voyageuse, exaucez ma prière, et de vos douces lèvres, dites votre nom. MANON Manon Lescaut je me nomme. DES GRIEUX Pardonnez tant d’audace, votre grâce me charme, votre charme m’attire... Est-ce un mirage ? Mais je crois vous connaître vous êtes délicieuse... Mon cœur bat à se rompre... Quand repartez-vous ? MANON Demain de bonne heure, le cloître m’attend. DES GRIEUX Pourtant vous êtes l’Avril et la Jeunesse, fleur éternelle. O ravissante ! Quel Destin vous contrarie ? MANON Mon Destin s’appelle la volonté paternelle... DES GRIEUX Ah ! que vous êtes belle ! Mais non, ce n’est pas un froid couvent qui vous réclame... Sur votre avenir je vois briller une flamme. MANON Cette flamme s’éteint. DES GRIEUX Silence, à présent... Revenez plus tard... Et nous verrons comment on peut sauver Manon. MANON Tant de bonté pour moi paraît dans vos paroles, je m’en souviendrai... Qui êtes-vous ? dites ?... DES GRIEUX René Des Grieux. LESCAUT (de l’intérieur de l’auberge) Manon ! MANON Je dois partir. (dans la direction de l’auberge) J’arrive. (à Des Grieux) C’est mon frère qui m’appelle. DES GRIEUX Vous reviendrez ? MANON Impossible ! Laissez-moi ! DES GRIEUX O Manon, je vous supplie... MANON Soit...je cède... A la nuit complète, ici ! Chut ! guettez-moi ! (Elle s’interrompt dès qu’elle voit Lescaut sur le balcon de l’auberge... Elle le rejoint et tous deux rentrent.) DES GRIEUX Ange, sirène ou femme, voici mon âme. Te dire : je t’aime c’est vivre mon plus beau poème. « Manon Lescaut, je me nomme. » Ces gentilles paroles parfumées résonnent dans mon cœur et me promettent un prochain bonheur. Cette voix ineffable, pouvoir l’entendre encore, etc. « Manon Lescaut, je me nomme. » Murmure si doux Cette voix ineffable, pouvoir l’entendre encore. (Edmondo et les étudiants s’approchent peu à peu de Des Grieux.) EDMONDO et LES ÉTUDIANTS Ton aventure nous rassure, de Cupidon, bon chevalier vainqueur ! Le ciel t’apporte pour tes délices une beauté divine, un amour ! etc. (Des Grieux s’en va agacé.) Il fuit... C’est donc un amoureux. (Ils retournent à l’auberge et rencontrent quelques jeunes filles qu’ils invitent à rester avec eux.) LES ÉTUDIANTS Venez fillettes. portez-nous bonheur. LES JEUNES FILLES La blonde ou la brune Des deux quelle est celle qui tente votre fantaisie ? GERONTE Votre sœur, dites-vous, doit prendre le voile ? LESCAUT Ainsi décide la famille. GERONTE Mais votre idée est vraiment tout autre ? LESCAUT Certes, certes... J’ai ma tête à sa place bien plus qu’il ne semble, malgré quelques fâcheux écarts de jeunesse. Je connais bien la vie, peut-être trop, Paris est une rude école ! Et si je dois, Monsieur, accompagner ma sœur, c’est par devoir, comme un vrai soldat. LES JEUNES FILLES D’amies fidèles pour une heure voulez-vous le baiser, le soupir ? Comme nous embellissons la victoire ! Demandez le baiser, le soupir. LES ÉTUDIANTS Qui perd ou qui gagne, nous languissons après vous, ô fillettes. LESCAUT Seulement, je prétends qu’ici bas tout vient à point à qui sait attendre... à qui donc ai-je l’honneur ? GERONTE Geronte de Ravoir. LES ÉTUDIANTS Que l’on pleure, que l’on rie, le malheur nous abat et se moque de nous ; mais toujours jaillit la folle, l’éternelle chanson d’amour, etc. LES JEUNES FILLES Nous embellissons la victoire, et le cœur du vainqueur, de ténèbres environné, reposera sur nos molles caresses oubliant la honte et le tourment, etc. EDMONDO (à l’une des petites) Adieu mon étoile, adieu ma fleur, sœur errante du dieu d’amour. Tous mes soupirs s’en vont vers toi, même pour un jour, ne me trahis pas. (La petite le quitte. Voyant Geronte et Lescaut parler, il tend l’oreille.) LESCAUT C’est un voyage d’agrément ? GERONTE Non, d’affaires... Sa Majesté le Roi m’a fait récemment le Fermier-Général de la Province. LESCAUT (à part) Quel lingot d’or ! GERONTE Et votre sœur non plus ne me paraît pas heureuse ? LESCAUT Pensez ! à peine dix-huit ans, que de rêves en tête ! GERONTE J’entends... la pauvrette ! Il faudrait la distraire. Avec moi, tous deux, voulez-vous souper ? LESCAUT Quel honneur ! Quel honneur ! (en faisant le geste de lui offrir quelque chose à l’auberge.) Buvons en attendant... GERONTE Mille grâces ! Mais je dois à l’aubergiste donner sur-le-champ les ordres nécessaires. (Lescaut s’incline et Geronte s’éloigne vers le fond. Il commence à faire nuit. On apporte de l’auberge des lumières que l’on dispose sur les tables des joueurs.) LES BOURGEOIS Un as ! Un valet ! LES ÉTUDIANTS Un trois ! TOUS Quel jeu abominable ! LESCAUT (regardant les joueurs) On joue, hum ! S’il m’était possible de tenter quelque coup. TOUS Pointez ! Cartes ! Un as ! LESCAUT (Il s’approche d’un des étudiants et examine son jeu.) Un as, cher monsieur, un valet... Erreur ! Erreur ! TOUS Exact. Un valet! C’est un vrai maître. LESCAUT Oh non ! un dilettante... (On l’invite à jouer. Il accepte et s’installe. Geronte qui a observé Lescaut et le voit pris par le jeu appelle l’hôtelier.) GERONTE L’ami ! Je paie d’avance et parle peu. Une berline et de bons chevaux qui filent comme le vent ; dans une heure. L’HÔTELIER J’ai compris. GERONTE Derrière l’auberge, dans une heure... Écoutez... Viendront un homme et une femme, et vite au triple galop, vite sur Paris... rappelez-vous que le silence est d’or. L’HÔTELIER L’or, je l’adore... GERONTE Fort bien (lui donnant une bourse) Adorez et obéissez. Dites-moi, cette porte est la seule de l’auberge ? L’HÔTELIER Il y en a une l’autre... GERONTE Faites voir cette autre porte. (Ils sortent.) LES JEUNES FILLES Vous voulez des baisers ! LES JOUEURS (à Lescaut) A nous ! Venez donc, banco ! LESCAUT Des cartes ! EDMONDO (qui n ‘a rien perdu de la conversation entre Geronte et l’hôtelier) O séducteur caduc, tu veux singer Pluton, mais Proserpine, vieux démon, te résistera. (Des Grieux entre.) (à Des Grieux) Chevalier, on te l’enlève. DES GRIEUX (surpris) Que dis-tu ? EDMONDO La fleur rare qui, tout à l’heure, ici même, sur sa tige répandait son parfum sous peu sera fanée. Ta chère belle, ta colombe prend son vol. Les postillons sont bientôt prêts. Va, console-toi, ce vieillard te la vole ! DES GRIEUX Vraiment ? EDMONDO Tu pâlis ! Morbleu, c’est donc sérieux. DES GRIEUX Je l’attends... comprends-tu ? EDMONDO Alors que faire ? DES GRIEUX Sauve-moi. EDMONDO Entendu ! Je surseois au départ... Voyons... écoute et sois un homme. Le jeu, tu vois, absorbe le beau sergent. DES GRIEUX Et l’autre ! EDMONDO Le vieux, j’en fais mon affaire... (Il rejoint ses camarades qui jouent, leur parle à l’oreille, puis sort par les portiques et s’éloigne au fond à gauche. On cesse de jouer, Lescaut boit avec les étudiants. (Manon apparaît au haut de l’escalier ; regarde autour d’elle, et ayant aperçu Des Grieux, elle descend vers lui.) MANON Voyez ! Je suis fidèle à la promesse faite. Vous avez tant insité tout à l’heure afin qu’ici je vous retrouve... Mieux eût valu pourtant, je pense, ne point venir, oublier, rêver et ne jamais plus nous revoir. DES GRIEUX Combien sont sages vos paroles... Non, il n’est pas d’usage de raisonner de la sorte à votre âge... Cela s’accorde à peine avec ces yeux ardents que je regarde... Cette froideur, cette sagesse... MANON Cependant autrefois j’étais moins grave. Notre maisonnette s’éclairait de mes éclats de rire, et tous les jours avec mes camarades j’allais danser. Mon joli temps de jeunesse est bien fini. DES GRIEUX Dans vos yeux qui rayonnent se révèle librement le désir de l’amour... C’est lui qui vous parle. Livrez à son enchantement votre cœur, vos lèvres, je vous aime. Je vous aime. Que ce moment qui passe demeure pour nous éternel !... MANON Je ne suis, voyez-nous, qu’une enfant, aucune beauté sur mon visage, la tristesse plane à jamais sur moi. DES GRIEUX L’amour saura la chasser... La beauté vous prépare un avenir éclatant... O douce créature, ah ! mon immense désir ! MANON Non, ce n’est pas possible... Ah ! quel rêve charmant ! Mon immense désir ! LESCAUT (en se levant avec peine) Où est le vin ? Eh quoi ? J’aurais tout bu ? (Les étudiants obligent Lescaut à se rasseoir et le font boire. En entendant la voix de Lescaut, Manon veut rentrer, Des Grieux la retient.) DES GRIEUX Écoutez, un complot vous menace, on vous enlève. Un libertin audacieux, ce vieux, votre compagnon de voyage en est l’auteur hardi... MANON Qu’entends-je ? EDMONDO La vérité ! EDMONDO (venant rapidement vers eux deux) Le coup est fait et la berline est prête. Ah ! la bonne histoire. Vite, partez. MANON Quoi ? Partir ? DES GRIEUX Fuyons ! Fuyons ! Que votre ravisseur soit Des Grieux... MANON Jamais ! Vous m’enlevez ? DES GRIEUX Non, c’est l’amour qui vous enlève... MANON Ah ! non... DES GRIEUX Je vous en prie. EDMONDO Vite, mes enfants ! DES GRIEUX Ah, fuyons, fuyons ! Manon, je vous en supplie, fuyons ! MANON Non ! Non ! Non ! Non ! EDMONDO Vite ! Vite ! DES GRIEUX Manon, je vous en supplie. Ah, fuyons, je vous en supplie ! Ah ! fuyons ! MANON Fuyons ! EDMONDO Ah ! Les jeunes fous ! (Il donne à Des Grieux son propre manteau pour lui permettre de se cacher le visage. Puis tous trois courent au fond, derrière l’auberge. Geronte entre et remarque avec satisfaction que Lescaut est toujours à son jeu.) GERONTE Pour séduire la petite, C’est l’instant, du courage ! Le sergent est pris par ses cartes, qu’il y reste. (à l’hôtelier) Eh ! l’homme ! Est-ce servi ? L’HÔTELIER Oui, Excellence ! GERONTE Annoncez à la demoiselle que... EDMONDO (à Geronte) Excellence, voyez là-bas... Elle part en compagnie d’un étudiant... GERONTE (extrêmement agité, va à Lescaut et le secoue) On vous l’enlève ! LESCAUT (sans cesser de jouer) Qui ? GERONTE Votre sœur ! LESCAUT Mille et mille bombes ! GERONTE C’est affreux : c’est un étudiant. Courons sus ! Poursuivons !... LESCAUT C’est inutile... Réfléchissons... Avez-vous des chevaux ? (Geronte secoue la tête.) Il est trop tard et pleurer est folie ! Manon avec ses jeunes charmes, a réveillé chez vous quelque amour paternel. GERONTE Tout paternel. LESCAUT A qui le dites-vous ? Aussi donc, en fils respectueux, je vous donne un grand conseil, Paris... Manon y va, on peut la retrouver. Mais on voit vite le fond d’une bourse d’étudiant. Manon qui n’est pas faite pour la misère acceptera un hôtel et laissera ce caprice... Vous serez son papa, elle, une fille chérie ; je compléterai, seigneur, la famille. Que diable ! Il faut être philosophe... EDMONDO et LES ÉTUDIANTS Frais zéphyrs et douces brises qui jouez parmi lys et fleurs vermeilles, racontez l’étrange aventure à toute la nature. Le supplice de Tantale devant la coupe tendue, retirée. LESCAUT Prenez votre tricorne, demain matin en route ! En attendant, à table ! Voici mon bras. Soyons au-dessus des événements... Car... (Ils s’en vont.) LES ÉTUDIANTS Frais zéphyrs et douces brises, etc. Le vieux renard aima toujours le raisin vert, toujours vert. (Sur ce rire, Lescaut se montre, l’air furieux. Les étudiants s’enfuient en riant plus fort.) PARIS Salon extrêmement élégant chez Geronte (Au fond deux grandes portes vitrées. A droite, d’épaisses draperies cachent l’alcôve. A gauche, près de la fenêtre, une coiffeuse. Devant la coiffeuse Manon, en peignoir blanc est assise. Le perruquier et ses deux aides s’empressent autour d’elle.) MANON (se mirant) Qu’elle est rebelle, cette boucle ! (au perruquier) Que l’on me frise, vite, vite ! (Le perruquier part en sautillant à la recherche du fer à friser et revient arranger la boucle.) Ah ! la houppette ! Les cils un peu plus sombres ! Le vermillon ! (satisfaite) Le regard brille autant qu’il convient. Un peu de poudre. LESCAUT (entrant) Bonjour, ma sœur chérie... MANON (au perruquier) Votre fard est trop pâle. LESCAUT Tu me parais de fort méchante humeur. MANON De méchante humeur ! Pourquoi ? LESCAUT Non ? Tant mieux. Où est Geronte ? S’en va-t-il aussitôt ? Est-il parti ? MANON (au perruquier) La boîte aux mouches... (Il lui apporte la boîte, mais Manon est indécise sur le choix.) LESCAUT L’Effrontée ? l’Amoureuse ? Non ? Que choisis-tu ? MANON Je ne sais... Ma foi, ces deux là... A l’œil l’Effrontée, Aux lèvres l’Amoureuse. (Le perruquier pose les mouches et enlève le peignoir. Manon est fort richement habillée... Le perruquier et ses aides sortent en saluant.) LESCAUT (avec admiration) Beauté miraculeuse ! Manon, tu es heureuse ! Je n’ai d’autre bonheur et c’est à moi que tu le dois d’avoir enfin ta liberté ! Malgré ton coup de tête, ton escapade, je n’ai jamais désespéré de toi. Oui, j’entrevis ton sort, et de suite je pensai, Manon, que tu méritais mieux dans l’étroite chambrette qui sentait la misère, la triste amourette ! Pauvre sœurette ! C’est un garçon charmant ce Des Grieux ! Hélas ! pourquoi n’est-il pas fermier général ? Tu vois, c’était fatal, l’histoire est éternelle, console-toi, ma belle, la vie est ainsi faite. MANON Dis-moi... LESCAUT Tu désires ? MANON Rien. LESCAUT Rien ? Bien vrai ? MANON Je voulais te demander. LESCAUT Je répondrai ! MANON Tu répondras ? LESCAUT Compris... Car je vois dans tes yeux à qui tu penses... Si Geronte te soupçonnait. MANON C’est ça, c’est ça. LESCAUT C’est de lui qu’il s’agit ? MANON C’est vrai, c’est vrai. Je l’ai quitté lâchement sans un mot, sans un baiser ! (En regardant autour d’elle) Dans ce décor voluptueux. Dans la chambre dorée, il fait triste et c’est un froid mortel, un silence, un grand froid qui me glacent. Moi qui m’étais accoutumée à sa tendresse passionnée, aux chers baisers de ses lèvres de feu. A ses bras, alors je rêve. O ma pauvre chambrette ! Toute discrète et blanche, sur toi mon cœur se penche, chère ancienne compagne, gentil séjour d’amour... LESCAUT Alors, tu veux savoir ?... Des Grieux, tout comme Geronte, est un de mes amis. Il me tracasse sans cesse. Où est Manon ? Où donc vit-elle ? Avec qui ? A l’Est ? au Sud ? au Nord ? Je réponds : « Je ne sais... » Enfin je l’ai calmé. MANON Il m’oublie ? LESCAUT Non, non ! Mais en gagnant au jeu qui sait si... Un jour ou l’autre il te reviendra... Car il corrige la fortune... Le voilà lancé, j’en réponds. MANON (à elle-même) Pour moi, chevalier, tu fais cela pour moi, l’ingrate ! Moi qui t’ai fait tant souffrir. Ah ! viens, rends-moi mon cher passé, l’heure trop brève, l’ardeur de ta jeunesse. Rends-moi la vie et ces belles journées où nos âmes se sont données. Ah ! Je suis belle – n’est-ce pas? viens ! Ah ! viens... Ah ! viens... Je n’y résiste plus. LESCAUT Le bon vieux tapis vert est une caisse où nous savons puiser l’argent universel ! Par moi stylé, notre homme pourra les tondre tous et tous ! Mais dans l’angoisse de ses longues veilles, en attendant, il mène sans s’en douter une existence folle. Et c’est aux cartes qu’il demande où tu es et ce sont les cartes qui l’aident à vivre. (Manon réfléchit quelques instants, et se regarde dans la psyché.) MANON Vraiment cette toilette me sied à merveille. LESCAUT A merveille. MANON Ma coiffure ? LESCAUT Idéale. MANON Mon corsage ? LESCAUT Oui. (Entrée de plusieurs musiciens tenant chacun un cahier de musique. Ils s’inclinent devant Manon et prennent place sur le côté.) (doucement, à Manon) Quels sont ces gens ? Charlatans de la foire ? MANON Ma musique... Geronte me fait des madrigaux... UN CHANTEUR Tu erres sur la crête des monts, O Chloris... Ta bouche est une fleur, ton œil, une fontaine. CHŒUR Hélas ! Philenus expire à tes pieds ! UN CHANTEUR De ta chevelure la merveille jaillit et ton sein blanc et dénudé au lys ressemble. CHŒUR Chloris, c’est toi, Manon et de Geronte, Philenus est le nom ! L’amant se fait entendre sa lyre va chantant : « Pitié !» L’écho soupire : « Pitié !» Philenus se lamente. « Sans cœur ! Vois, je me meurs !» Non ! Chloris, la plaintive lyre jamais ne dit non ! MANON (excédée, elle donne une bourse à Lescaut) Paye ces gens ! LESCAUT (en pochant la bourse) Comment ? Offenser l’Art ! (aux musiciens) Je vous salue au nom de la Muse. (Les musiciens partent en s’inclinant profondément. Par les portes vitrées on aperçoit Geronte recevant ses amis.) MANON (à Lescaut) La Poésie, la Danse et puis la Musique, ce sont de belles choses ! Mais je m’ennuie. (Entrée des violons qui prennent place au fond et s’accordent. Manon se lève, va au-devant de Geronte qui entre dans le salon avec le Maître à Danser.) LESCAUT (à part) Une femme qui s’ennuie évidemment, c’est grave. Je vais chez Des Grieux. En préparant les choses de main de maître. (Il sort inaperçu. Les invités de Geronte saluent Manon.) LE MAÎTRE À DANSER (s’avance et prend la main de Manon) Veuillez, mademoiselle... Le haut du corps plus droit...plus droit... Voilà.. Comme cela, c’est bien... Et maintenant daignez, de grâce, avancer ainsi... Je vous en prie, en mesure ! GERONTE Un pas d’Ambassadrice. MANON Je suis novice. LE MAÎTRE À DANSER Non, ne tenez pas compte des compliments d’usage. Soyez sérieuse, voyons ! SEIGNEURS et ABBÉS (à Geronte) Silence, calmez-vous, et faites comme nous. Admirez en silence, en silence adorez. Soyez sérieux ! LE MAÎTRE À DANSER (à Manon) A gauche, bien. A droite. Un salut, attention ! Maintenant les œillades. GERONTE C’est parfait... SEIGNEURS et ABBÉS Combien doux est son regard ! Quelle langueur ! Elle est si belle notre étoile. Quelle candeur ! Quel trésor ! Cette bouche affriolante, Ce sourire nous affolent ! GERONTE Elle est trop belle ! La parole est impuissante, c’est pourquoi je veux qu’on la chante... MANON Des louanges le murmure monte et charme mes oreilles cependant il faut vous taire ! Des louanges le murmure Monte et charme mes oreilles. GERONTE Pour vous je perds la tête. MANON Cependant, il faut vous taire. GERONTE Pour vous je perds la tête Vous me faites délirer ! SEIGNEURS et ABBÉS Vous êtes la déesse du jour ! Des nuits vous êtes la reine ! (Le maître à danser s’impatiente encore.) MANON Mon très cher maître dit : non, quand on me flatte. Si vous me faites tant de compliments, jamais je ne serai la danseuse fameuse que votre fantaisie veut voir ce soir par courtoisie. LE MAÎTRE À DANSER Un cavalier ! GERONTE (s’offrant) Me voilà. SEIGNEURS et ABBÉS Bravo ! Quel couple ! Nos hommages à ces deux amoureux. C’est Mercure et Vénus, la richesse et l’Amour. - Quelles délices ! – Ici, ce soir, s’unissent... MANON Viens, ô Tircis ! sur la colline, l’heure est divine et câline. Ta fidèle bergère après toi soupire, elle est sincère. Ah ! Si tu viens, Tircis infidèle, ta bergère émue t’ouvrira ses ailes, et te donnera sa houlette rose... Et ces soupirs dont tu es cause. SEIGNEURS et ABBÉS Vous êtes le miracle ! Vous êtes l’amour ! Ah l’amour, etc. GERONTE (les arrêtant) La galanterie est belle chose, mais vous savez qu’il est fort tard ; la foule court sur les remparts. SEIGNEURS et ABBÉS Ici le temps passe ! GERONTE A qui le dites-vous ? (à Manon) Vous nous avez promis, chère belle, d’être notre compagne ; nous vous précéderons. MANON Rien qu’un moment, car je suis lasse... Vous me verrez, Messieurs, mêlée à tout ce beau monde. SEIGNEURS et ABBÉS Toujours longue est l’attente. GERONTE Du cœur qui vous espère abrégez le supplice. (Nouveau baisemain. Ils sortent. Le maître à danser et les violons sortent. Je vais faire venir la chaise à porteurs. Adieu, ma belle déesse. (Il part.) MANON (s’admirant dans un miroir) Oui, je serai la plus belle. (Elle prend son manteau... Elle entend des pas... croyant s’adresser à un domestique.) Est-ce le carrosse ? (Des Grieux paraît à la porte. Manon s’élance vers lui.) Toi, toi, mon seul amour Ah ! toi que j’adore... Dieux ! DES GRIEUX (sur un ton de reproche) Ah ! Manon ! MANON Tu ne m’aimerais donc plus, toi qui m’aimais ! Ah ! tes baisers. ah ! ton étreinte ! Ta pauvre amie aujourd’hui mérite tous tes reproches. - Va ! tu peux tous les lui faire... Jamais je n’ai vu chez toi ce regard sévère. DES GRIEUX Ah ! malheureuse ! Maîtresse infâme ! MANON Oui, malheureuse, infâme... DES GRIEUX Ah ! dangereuse enchanteresse ! MANON Ah ! pardon !... Tu ne m’aimes plus... Est-ce vrai ! Tu ne m’aimes donc plus ? Tu m’aimais tant. Tu me détestes ! DES GRIEUX Ah ! tais-toi, tu me brises, sais-tu bien quelles peines j’ai pour toi traversées ? MANON Je veux que tu pardonnes, la Fortune est sur ma route. DES GRIEUX Honte ! MANON N’est-ce pas un joli nid pour nos amours ? Un paradis délicieux digne de nous ? DES GRIEUX Par pitié, tais-toi ! MANON J’avais rêvé une existence heureuse. L’amour ici te guide. Je t’ai trahi, c’est vrai, (s’agenouillant) A tes pieds je suis, repentante. Vois combien je souffre, n’as-tu point pitié ? Je veux que tu pardonnes. Regarde-moi... Peut-être me trouves-tu moins belle que ta Manon passée. DES GRIEUX O tentatrice ! Cet enchantement des jours heureux m’aveugle ! MANON C’est leur enchantement ; cède, je suis à toi. DES GRIEUX Je ne puis plus lutter, je cède ! MANON Cède, je suis à toi ! Ah ! viens, viens ! Enlace Manon qui t’aime... DES GRIEUX Je ne peux plus lutter, ô tentatrice ! MANON Là, tout contre ton cœur, c’est toi seul que Manon désire. DES GRIEUX Je ne puis plus lutter ! MANON Cède, je suis à toi ! DES GRIEUX Je suis vaincu ; je t’aime... MANON Ah ! viens ! DES GRIEUX ... je t’aime ! MANON Ah ! viens ! c’est toi seul que Manon désire. DES GRIEUX Je ne puis plus lutter ! Je cède ! Je t’aime ! MANON Viens ! Enlace la Manon qui t’aime. DES GRIEUX Je lis dans ton regard et j’y vois mon destin ; mais l’éternelle chanson chante en mon cœur ! MANON Ah ! C’est toi seul que Manon désire. là, tout contre ton cœur, Manon t’adore et te désire. Serre-moi sur ton cœur, à mes lèvres reviens ! Et sur ton cœur réchauffe-la. Reviens encore à mes caresses, etc. à mes baisers d’amour. Enivre-toi tout contre moi. DES GRIEUX Oui, tes baisers d’amour ! Oui, tes caresses. Oui, tes baisers d’amour me brûlent. Que je renaisse enfin ! etc. Et dans tes bras je vais trouver l’oubli de tout ! MANON Lèvres adorées et chéries ! DES GRIEUX Manon, tu me fais mourir ! MANON Lèvres si douces à embrasser ! MANON et DES GRIEUX Langueur d’amour ! (Geronte qui paraît par la porte du fond s’arrête, stupéfait.) MANON Ah ! GERONTE Fort bien, Mademoiselle. Je comprends donc pourquoi vous nous manquiez... J’arrive mal à propos... Erreur involontaire ! Qui ne se trompe pas ? (à Des Grieux) Et vous, cher Monsieur, vous avez négligé que vous êtes chez moi. DES GRIEUX Comte... MANON (à Des Grieux) Tais-toi. GERONTE Vrai, la reconnaissance n’est pas de circonstance... (à Manon) D’où je vous ai prise, et tout ce que j’ai fait - Par amour pour vous – A fui votre mémoire. MANON (regardant Geronte et prenant le petit miroir) L’amour ? L’amour ! Le vôtre, mon bon monsieur, voyez ici, jugez, et concluez loyalement. Et puis regardez-nous. GERONTE Loyalement, ma très chère maîtresse, Je ferai mon devoir. Prenez ma place ! O mon beau chevalier ! Ma belle demoiselle... à vous revoir... très vite ! (Il sort) MANON (riant). Nous sommes libres ! Libres comme l’air Ah ! quelle joie, ô mon amant ! ô mon cher seigneur ! DES GRIEUX Écoute... échappons-nous !... partons !... je ne veux plus qu’un seul instant tu demeures chez cet homme. MANON Dommage ! Renoncer à cela... Abandonner ces merveilles... Hélas ! Il faut partir ! DES GRIEUX O Manon ! De nouveau tu trahis ta pensée, toujours la même, étrange fille ! Et cependant tu semblais être un pauvre oiseau blessé... Bonne et sincère, tu m’avais dis ta misère, c’était la délivrance, la fin de nos souffrances ; mais voilà... malgré mon martyre, tu vas vers ce luxe qui t’attire... Moi, ta victime, comprends donc que je cours à l’abîme : toutes les infamies je les aurais commises, je suis une épave dans cette abominable vie. Avenir incertain ! Où serons-nous demain ? MANON Cette fois encore, pardonne-moi ! Je serai bonne et fidèle, je jure ! (Lescaut entre hors d’haleine, bouleversé. Manon et Des Grieux courent à lui.) DES GRIEUX Lescaut ! MANON Toi ici ? (Lescaut se laisse tomber sur un siège.) DES GRIEUX, puis MANON Que se passe-t-il ? Dis ! (Lescaut fait comprendre pas des gestes qu’il est arrivé quelque chose de grave.) MANON et DES GRIEUX Pour Dieu raconte, tu nous fais peur ! LESCAUT Que je respire ! MANON et DES GRIEUX Tu nous fais peur ! LESCAUT ... Où parler ? MANON et DES GRIEUX Que se passe-t-il ? Dis ! LESCAUT Il t’a dénoncée ! MANON Qui ? DES GRIEUX Le Comte ? LESCAUT Oui ! MANON Hélas ! LESCAUT Voici les gardes, les archers ! MANON Hélas ! DES GRIEUX O ciel ! LESCAUT Partez, mon chevalier filez par l’escalier ! MANON Hélas ! LESCAUT Un grenadier de ma connaissance m’a fait part de la nouvelle, Chevalier, prenez donc l’escalier ! Voici les gardes, les archers ! Partez ! DES GRIEUX Vieillard infâme ! MANON Hélas ! Hélas ! Que faire ? DES GRIEUX Prends garde à toi ! LESCAUT Vous la perdrez ! Vous ne savez pas le sort qui l’attend. Le sort classique et terrible : l’exil ! MANON Mon Dieu! L’exil ! I exil ! LESCAUT Pressez-vous donc, n’hésitez pas... Dans quelques instants vous serez perdus. Déjà les archers sortent du quartier, etc. Le vieux barbon mourra d’un coup de bile s’il trouve la cage vide et les oiseaux partis à jamais. MANON Hélas ! Je me hâte ! (à Lescaut) Un instant ! Cette émeraude éclatante. (à Des Grieux) Mais oui ! Mon Dieu ! Je me hâte ! Aide-moi ! DES GRIEUX Prends garde à toi, vil vieillard ! (à Manon) Allons, presse-toi, va-t-en ! T’aider à quoi ? LESCAUT Manon ! MANON A emporter. LESCAUT Vite, je suis déjà en route ! DES GRIEUX Partons ! MANON Mais oui ! Viens à mon aide... DES GRIEUX Partons ! MANON ... je fais un lot de ces affaires ! Vide les coffrets ! Toutes ces merveilles adorées, je devrais les abandonner ? DES GRIEUX Allons, presse-toi, va-t-en, Manon ! Allons, presse-toi ! Manon chérie, dépêche-toi ! Il faut partir, fuir plutôt Tu me tortureras toujours ! LESCAUT Oh ! Le beau coffre. Vraiment dommage ! Par le jardin, vous gagnez la rue, vous vous cachez derrière les arbres. Vous êtes dehors et hors de danger. MANON (rassemblant de nombreux bijoux et les cachant sous son manteau) Mes chers bijoux, mes belles bagues ! Dois-je tout abandonner ? DES GRIEUX O, Manon, n’emporte que ton cœur, et ton amour, tout ton amour ! LESCAUT(va à la fenêtre.) Malheur ! Les voilà qui nous entourent ! DES GRIEUX Manon ! MANON Des Grieux ! Par ici, par là, fuyons ! Par ici, vite, vite ! DES GRIEUX Fuyons, fuyons ! Non, non ! Par là ! Vite, vite ! LESCAUT Le vieux les mène en personne. les gardes s’avancent... MANON Hélas ! DES GRIEUX Fuyons ! LESCAUT Les archers s’embusquent ! (Manon et Des Grieux ne savent par quel chemin fuir. Lescaut court à la porte. Il ferme la porte à clef.) Ils entrent, ils montent ! Les voilà ! DES GRIEUX Dis-moi, la sortie ? MANON Oui, par l’alcôve. LESCAUT (poussant Manon et Des Grieux dans l’alcôve) Les voilà, les voilà, ils montent ! MANON (dans l’alcôve) Ah ! Ah ! (Elle bondit de l’alcôve suivie de Des Grieux et de Lescaut. Un sergent et deux archers en sortent tandis que Geronte, entouré de soldats, entre par la porte.) LE SERGENT Que nul ne bouge ! (Geronte se moque de Manon qui, folle de peur, a laissé tomber ses bijoux. Des Grieux tire son épée.) LESCAUT (le désarmant) Si vous êtes pris, mon cher. qui pourra sauver Manon ? (Sur un signe de Geronte, les soldats entraînent Manon.) DES GRIEUX (essayant désespérément de suivre Manon. Lescaut le retient.) O Manon ! O ma Manon ! INTERMEZZO L’EMPRISONNEMENT – LE VOYAGE AU HAVRE Des Grieux : « Comme je l’aime ! Ma passion est si forte que je suis le plus malheureux des hommes. Que de tentatives à Paris pour la faire libérer ! J’ai imploré les puissants. J’ai frappé et supplié à toutes les portes ! J’ai même eu recours à la violence. En vain. Une seule chose me reste à faire : la suivre ! Et je vais la suivre ! Où qu’elle aille !... jusqu’au bout du monde !» (Histoire de Manon Lescaut et du Chevalier des Grieux par l’Abbé Prévost.) LE HAVRE Un place près du port (Le port au fond. A gauche, l’angle d’une caserne. Faisant face au public, au rez-de-chaussée, une petite fenêtre garnie de gros barreaux de fer. A la façade du côté de la place, une grande porte devant laquelle se promène une sentinelle. A droite, une maison et une ruelle ; à l’angle, une lanterne qui éclaire faiblement. C’est l’aube. Des Grieux et Lescaut sont assis en face de la caserne où Manon est emprisonnée.) DES GRIEUX Angoisse cruelle !... LESCAUT Patience ! Une autre sentinelle ici viendra ; l’homme est à nous : calme-toi. DES GRIEUX Attendre en silence. (Il montre la petite fenêtre.) Quand mon âme et ma vie sont là, si près. LESCAUT Manon te voit et guette mon signal, Elle est à nous ! Avec quelques amis nous tenterons un grand coup ; au petit jour, tu l’auras dans tes bras. (se drapant dans son manteau jusqu’aux yeux. Il remonte au fond.) DES GRIEUX Fatalité ! Pourquoi t’acharnes-tu ? Aie pitié, vois, ce n’est plus vivre. Ne nous trompe pas, grâce pour elle ! Jour sinistre ! Nous tenterons l’impossible. Ah ! ce voyage... Calvaire de torture ; maudite route ! Affreuse aventure ! LESCAUT (se rapprochant de Des Grieux) Les voilà ! (Une patrouille sort de la prison pour relever la sentinelle.) DES GRIEUX Enfin ! LESCAUT (examinant les soldats et indiquant l’un d’eux) Voici notre homme ; c’est lui. (La patrouille rentre à la caserne.) La ville dort encore, l’heure est bonne. (Il échange un signe rapide avec la sentinelle qui s’éloigne. Il s’appuie à la fenêtre basse et frappe doucement aux barreaux. Des Grieux attend, immobile et angoissé. La fenêtre s’ouvre, Manon paraît. Des Grieux s’élançant vers la fenêtre.) DES GRIEUX Manon ! MANON Des Grieux ! (Elle lui tend les mains qu’il baise follement.) LESCAUT (à part) Au diable l’Amérique ! Manon n’ira pas. MANON Oui, c’est toi, c’est brave. Tu ne m’a pas abandonnée. DES GRIEUX T’abandonner ?... Jamais. MANON Ami de ma misère ! DES GRIEUX Je t’ai suivie par la longue route... MANON Je t’aime. DES GRIEUX ... plein d’amour, le cœur vibrant d’espérance. MANON Je t’aime. DES GRIEUX Bientôt tu seras libre. MANON Libre, dis-tu ? Bientôt tienne ? DES GRIEUX (Un allumeur public arrive sur la place.) Tais-toi ! L’ALLUMEUR PUBLIC (Il descend la lanterne.) Et Kitty répondit au Roy : « Pourquoi, grand Roy ? Tenter un’demoiselle ? Je ne suis belle que pour un mari » (Il éteint la chandelle.) Le Roy rit, lui donna des bijoux, puis un époux fort peu jaloux, (Il sort par la ruelle. Le jour commence à poindre.) DES GRIEUX L’Aurore, mon tendre amour, sois toute prête à sortir par la cour. Lescaut est là avec des camarades, sois prête, tu es sauvée. L’ALLUMEUR PUBLIC (au loin) Et Kitty résondit au Roy.... Le Roy rit, lui donna des bijoux. MANON Je tremble, j’ai peur pour toi. Je tremble et j’ai peur sans savoir pourquoi... Une menace pèse sur nous. J’ai peur d’un péril que j’ignore encore... DES GRIEUX Manon, c’est mon cœur qui t’en prie, l’angoisse m’enlève la parole... C’est ma mort que tu veux ; je t’en conjure sauve-toi ! Viens, je t’en conjure. (montrant la rue) Viens, sauvons- nous je t’en conjure ! MANON Je cède. Quoi qu’il arrive et puisque tu l’ordonnes... (Des Grieux s’empare des mains de Manon, la rassure encore et lui indique la ruelle. Manon lui jette un baiser et disparaît de la fenêtre. Un coup de feu ; Des Grieux court vers la ruelle.) DES VOIX (au loin) Aux armes ! Aux armes ! LESCAUT (arrive par la ruelle, l’épée à la main) Le coup est bien manqué... Chevalier, sauve ta peau. DES GRIEUX Malheur ! DES VOIX (au loin) Aux armes ! Aux armes ! LESCAUT Vous entendez ces hurlements, partie perdue ! DES VOIX DE FEMMES (au loin) Ah! DES GRIEUX (veut dégainer) Supplice atroce... Mais partir, jamais... LESCAUT (en l’en empêchant) Quoi, tu es fou ! MANON (apparaissant à la fenêtre) Au nom du ciel. Si tu m’aimes, va-t-en d’ici. (Elle disparaît.) DES GRIEUX Ah ! Manon ! LESCAUT (entraînant Des Grieux) Fâcheuse affaire ! (Attirée par un coup de feu, la foule envahit la place) LA FOULE (entre eux-mêmes)) Ah ! Qu’était-ce ? Quoi donc ? Un enlèvement? Une révolte? Une fille partie là-bas.. Qu’était-ce ? Quoi donc ? Une fille partie là-bas... Et ses ravisseurs ont fui dans la nuit noire, etc. Plus d’une – (Roulement de tambour ; la porte de la caserne s‘ouvre. Un sergent s’avance avec un piquet de soldats. Au milieu d’eux des filles galantes.) LE SERGENT (à la foule) Place. (Le commandant descend du navire de guerre avec une garde de marins.) LE COMMANDANT (au Sergent) Nous mettons la voile, procédez à l’appel. LA FOULE Silence ! On va commencer l‘appel. (Une feuille à la main, il procède à l’appel. Au fur et à mesure qu’elles sont appelées, les femmes passent là où sont les marins. Le commandant contrôle sur un calepin.) LE SERGENT Rosette ! (Rosetta passe, effrontée.) LA FOULE Ah ! Quel air ! C’est un amour ! SERGENTE Madelon ! (Madelon passe indifférente et riant.) LA FOULE Ah ! Elle a fini en peine! Ah, ah ! – Quel rire insolent ! LE SERGENT Manon ! (Elle marche doucement, les yeux baissés.) LA FOULE On l’a séduite ! Qu’elle est belle ! LESCAUT Ici, c’est un mystère ! LES HOMMES Séduite ? trahie ? LA FOULE Madame est bien triste ! Ah ! Ah ! Quelle tristesse! LESCAUT Ravie à l’amour de son bel amant! LE SERGENT Ninetta ! (Elle passe.) LA FOULE Quelle allure ! (Des Grieux a réussi à se placer derrière Manon.) MANON Des Grieux, bien loin de toi je m’en vais. LES HOMMES (à Lescaut) Infamie ! Horreur ! LE SERGENT Caton ! (Elle passe imposante.) LA FOULE C’est une déesse ! MANON C’est mon destin, ma vie. Je vais te perdre à tout jamais ! On m’arrache à toi, mon seul bien, adieu ! LESCAUT Ravie à l’hymen, arrachée aux caresses ! LES HOMMES Quelle pitié ! C’est toujours ainsi ! LE SERGENT Regina ! (Elle passe, très coquette et fait rire.) LA FOULE C’est une vraie pitié ! Elle me plaît ! Quel rire insolent ! MANON Retourne chez les tiens ! Adieu ! Adieu ! LESCAUT Caprice d’un jour – d’un vieux seigneur qui, rassasié, la chassa ! LES HOMMES Infamie ! Horreur ! Quelle pitié ! C’est une vraie pitié ! LESCAUT (montrant Des Grieux) Tenez, regardez là-bas celui qui se tient près d’elle. LE SERGENT Claretta ! (Une blonde passe vivement.) LA FOULE Ah ! Ah ! Quelle blonde ! MANON Tu dois oublier Manon ! DES GRIEUX Ah ! Lis dans mon âme. vois comme je souffre, chaque pensée est une larme de feu ! MANON Si je ne t’avais pas assez aimé, ah ! Quel remords aurais-je ? Mais tu me pardonnes, mon amour, mon immense amour, adieu ! LESCAUT C’est le malheureux époux qui ne la quitte plus. LES HOMMES C’est une vraie pitié ! Horreur! LA FOULE Quelle jolie assemblée LE SERGENT Violetta ! (Une brune traverse en se dandinant.) LA FOULE Quelle brune ! MANON Va chez ton père, va le retrouver, adieu, il faut oublier Manon ! DES GRIEUX J’ai dans l’âme un flot de haine, je hais toute la race humaine ! LESCAUT Malgré qu’elle soit de cette fournée, il retrouve l’épouse trahie.. LES HOMMES Infamie ! Horreur ! C’est une vraie pitié ! Infamie et horreur ! C’est une vraie pitié ! LE SERGENT Nerina ! Elisa ! (Ils passent.) LA FOULE Quelles belles mouches ! Toutes sont sans beauté ! Quelle jolie assemblée ! LE SERGENT Ninon ! (Elle passe en se cachant le visage dans les mains.) MANON Mon amour, adieu ! LE SERGENT Georgetta ! (Elle passe.) LA FOULE Infamie ! Horreur ! Ah ! ah ! ah ! LE SERGENT (aux prisonnières} Vite, en file ! En route ! (voyant Manon près de Des Grieux) Encore vous ? Finissons-en ! (Le sergent reprend brutalement Manon par le bras et la remet dans le rang.) DES GRIEUX (reprenant Manon) Arrière ! LE SERGENT (à Des Grieux) Oust ! LES HOMMES (encouragés par Lescaut) Courage ! DES GRIEUX Et malheur à qui la touche ! Manon, viens près de moi ! LES HOMMES C’est bien... Bravo ! LE COMMANDANT Eh bien ! DES GRIEUX Ah ! Ne m’approchez pas car tant que je vivrai nul ne la touchera ! (Il aperçoit le commandant et, brisé par l’émotion, sanglote et s’éloigne de Manon.) Je suis fou ! (au commandant) Si le malheur vous désarme, j’ai les yeux remplis de larmes et l’âme déchirée. Par grâce, prenez-moi ! Prenez-moi pour les plus viles besognes, je serai fou de joie ! Prenez-moi... Regardez et lisez dans ces larmes. Au nom de tous les hommes qui souffrent, Monsieur, prenez-moi comme mousse ou bien comme un forçat. Ah ! je ne serai pas ingrat... (Il tombe à ses genoux.) LE COMMANDANT (souriant avec bonté à Des Grieux.) Ah ! Vous voulez peupler l’Amérique, n’est-ce pas, jeune homme ? Eh bien, soit ! Montez à bord et vite ! (Des Grieux pousse un cri de joie et baise la main du Commandant. Manon a compris et, rayonnante, tend les bras vers Des Grieux. Lescaut les regarde tristement s’éloigner) EN AMÉRIQUE Une vaste plaine stérile aux confins de la Nouvelle Orléans. (Le sol est nu, vallonné, l’horizon sans bornes, le ciel nuageux. Le soir tombe. Manon et Des Grieux entrent en scène. Ils sont déguenillés et abattus. Manon, exténuée, s’appuie sur Des Grieux qui la soutient avec peine.) DES GRIEUX Repose-toi sur moi. Encore un peu de courage, et nous verrons le terme de ce maudit voyage. MANON Avance, avance encore, Voici que la nuit nous entoure... DES GRIEUX Repose-toi, Manon. MANON Le vent se lève sur la grande plaine le jour décline... Avance, avance... (Elle tombe.) DES GRIEUX Manon ! MANON Je tombe. Je succombe. Je t’envie ta force... Moi frêle, faible... DES GRIEUX Tu souffres ? MANON Affreusement. (Elle veut le rassurer.) Non, non, que dis-je ? Ce sont lâches et folles paroles, laisse-moi reposer quelques minutes, ami fidèle... viens près de moi, plus près. DES GRIEUX Manon, écoute-moi... Écoute-moi, ma vie... Regarde et vois, c’est moi qui pleure, j’ai dans mes doigts et j’embrasse tout l’or de ta chevelure. Ah ! Manon... réponds à ma voix. Tu te tais, ô désespoir ! (touchant son front; à part) C’est la mauvaise fièvre qui n’épargne personne ; J’ai le pressentiment qu’un grand malheur nous menace. (à Manon) Réponds-moi, mon aimée... Tu te tais ! Manon ! MANON (revient à elle, peu à peu) C’est toi qui pleures, toi qui m’appelles ! Tout contre mon visage, j’ai senti tes chaudes larmes Elles m’ont réveillée. Ah, c’est toi qui pleures, toi qui m’appelles ! Mon amour, aide-moi ! DES GRIEUX Mon amour... ô Manon !... Ah Manon, mon amour ! MANON Mon amour ! Mon amour, aide-moi ! DES GRIEUX O ma chère Manon ! MANON J’ai soif... je souffre... c’est affreux... DES GRIEUX Je donnerais tout mon sang pour elle... (Il fait quelques pas et scrute l’immense horizon.) Non rien... rien... Désert aride... terre impitoyable !... O ciel de plomb ! Seigneur à qui jadis j’adressais des prières, au secours ! au secours ! MANON Oui, au secours ! une goutte d’eau ! Écoute, pendant qu’ici je me reposerai, va là bas, et cherche un abri pour la nuit. Dépêche-toi, et reviens bien vite pour m’annoncer la bonne nouvelle. (Des Grieux cherche un instant où étendre Manon, fait quelques pas indécis, puis soudain résolu, s’éloigne.) Seule, perdue, abandonnée ! Je suis damnée, abandonnée. N’est-ce pas là que ma tombe se creuse ? O sort cruel ! Fatale destinée ! Dans ce pays désert, tous m’ont trahie, ils ont voulu nous séparer. Seule, damnée, je suis abandonnée! Ah ! non, je ne veux pas mourir !. Tout est donc fini. J’avais pensé trouver la paix. Ah ! ma beauté funeste fait mon malheur encore à lui, ils ont voulu me prendre Je vois tout mon passé qui me regarde oui, là, devant mes yeux hagards. Il rôde, c’est l’Ange de la Mort ! Tout est fini, et je désire pour mon repos la tombe. Ah ! non, je ne veux pas mourir! Mon amour, aide-moi! Non! (Des Grieux va vivement à Manon.) Pour la dernière fois, dans tes bras ? Apportes-tu la bonne nouvelle ? DES GRIEUX Je n’ai rien vu, cette terre est partout inhumaine. En vain, j’ai suivi la plaine. MANON Je meurs et les ténèbres sur moi déjà descendent. DES GRIEUX (avec une grande passion) Non, non, c’est le délire, cette maudite fièvre ! Sur mon cœur viens revivre, repose-toi, Manon. MANON Je t’aime tant et je meurs. Vois, c’est à peine si... je puis parler... Et je veux dire que je t’aime, je t’aime... Suprême enchantement, adorable ivresse, O mon dernier désir ! Combien je t’aime, mon chevalier. DES GRIEUX (touchant sa joue : à lui-même) Le froid de la mort... Ah ! mon amoureuse épouse. MANON Mon tendre époux, courage, plus de larmes, mêlons plutôt nos âmes. Les heures passent, embrasse-moi. DES GRIEUX Délices d’amour divines ! Nos flammes sont éternelles. MANON La flamme s’éteint, Parle...mais parle ! DES GRIEUX Manon ! MANON Je ne t’entends plus, hélas Viens là, ton visage tout près du mien. Tes lèvres contre les miennes. Unissons-les. Hélas ! DES GRIEUX Sans toi, Manon, je ne puis exister. MANON (dans un dernier effort) Je ne veux pas ! Adieu ! Ma nuit commence. J’ai froid. Elle t’aimait follement, Manon, tu sais ? Dis ?... les jours heureux de notre jeunesse je ne les verrai plus. DES GRIEUX Mon Dieu ! MANON Sur mes fautes c’est l’éternel oubli mais nos amours... vivront... (Elle meurt et Des Grieux, dans un mouvement convulsif, tombe tout contre le corps de Manon qu’il enlace.) FIN |