Chapelou / Saint-Phar (ténor) le marquis de Corcy (baryton) Biju / Alcindor (basse) Madeleine / Madame de Latour (soprano) Bourdon, choriste (basse) Rose, femme de chambre de Madame de Latour (rôle parlé) Le théâtre représente une sorte de hangar, ouvert sur un village; à droite, la porte d'entrée de la salle commune des voyageurs; à gauche, celle du logement de la maîtresse d'auberge, au-dessus de cette porte, une fenêtre avec un petit balcon rustique en saillie; dans le fond on aperçoit à droite une boutique de charron. N° 1. LE CHŒUR Le joli mariage! Enfin ils sont unis! Tous leurs vœux sont remplis! Le joli mariage! L'amour seul les engage, Le joli mariage! Enfin ils sont unis! Le joli mariage! L'amour seul les engage, Le joli mariage! Pour eux plus de soucis. Le joli mariage! L'amour seul les engage, Le joli mariage! Enfin ils sont unis, Pour eux, pour eux plus de soucis. Non, désormais plus de soucis, CHAPELOU Quel bonheur pour mon âme, Je peux donc aujourd'hui L'appeler ma p'tite femme! MADELEINE Te nommer mon mari! CHAPELOU Ma chère femme, ma chère femme! MADELEINE Mon cher mari, mon cher mari! CHAPELOU Ah! quel plaisir! Que c'est gentil, ma chère femme! MADELEINE Mon cher mari! MADELEINE, CHAPELOU, LE CHŒUR Ah! quel plaisir! Que c'est gentil, le joli mariage, L'amour seul nous engage, Le joli mariage! Nous voilà donc unis! etc. MADELEINE Je veux dans ton ménage Toujours te rendre heureux! CHAPELOU Femme gentille et sage Doit combler tous mes vœux! LE CHŒUR Voyez! voyez! qu'ils sont heureux! MADELEINE Je veux toujours te rendre heureux! CHAPELOU Tu vas combler tous mes vœux, Ma chère femme! MADELEINE Mon cher mari! ah! quel plaisir! CHAPELOU Que c'est gentil ! MADELEINE Mon petit mari, mon petit mari, Ah ! mon petit mari ! Air Mon petit mari, Tu seras chéri ; Pour toi seul je serai jolie! Ah ! pouvoir d'un cœur Partager l'ardeur De la vie C'est le bonheur! Aux galants toujours rebelle, Te gardant ma foi, Je n'aime que toi ! Je jure d'être fidèle; Moque-toi des sots Et de leurs propos, En homme de bien N'en crois jamais rien. Car dans nos amours Je dirai toujours: Mon petit mari, tu seras chéri Pour toi seul je serai jolie! Ah ! pouvoir d'un cœur Partager l'ardeur ! De la vie c'est le bonheur! etc. CHAPELOU Maintenant, à la danse, Amis, que l'on s'élance. MADELEINE Entendez-vous du bal Le vif et gai signal? LE CHŒUR A la danse, à la danse, Allons que l'on s'élance! Entendez-vous du bal Le vif et gai signal? LES PAYSANNES Avec nous venez vite! LES PAYSANS Madame! je vous invite! MADELEINE Merci, messieurs, vraiment! CHAPELOU La contredanse vous réclame. Nous y viendrons dans un instant. Mais, mes amis, avec ma femme, Laissez moi causer un instant. Allez! MADELEINE Vite au son des musettes, Allez, courez tous, Courez en dansant, Les fillettes trouveront un époux! LE CHŒUR Vite au son des musettes, Allons, amusons-nous, En dansant, Les fillettes trouveront un époux! J'entends du bal Le gai signal ! (Les paysans sortent par le fond) CHAPELOU Eh bien! ma bonne Madeleine, te v'là Madame Chapelou, la femme du premier postillon de la poste de Lonjumeau, ça flatte l'amour propre d'une jeunesse... hein! méchante? MADELEINE C'est bon, Monsieur le joli cœur. Vous êtes fier comme un paon ! CHAPELOU Écoute donc, Madeleine... sais-tu que j'étais joliment couru des jeunes filles?... quand je pense à va... j'en ai-t-y enjôlé de ces femmes!... J'en ai-t'y croqué de ces poulettes ! ... MADELEINE Oui; mais maintenant, vous ne croquerez que moi..mauvais sujet ! ... CHAPELOU Ah! c'est vrai!..il faut dire bonsoir à la vie de garçon ... (il soupire) ah! MADELEINE Mais... Est-ce que vous ne m'aimeriez plus, Monsieur?... moi, qui vous ai fait tant de sacrifices.... j'ai encore reçu une lettre de ma tante... cette bonne tante qui est allée s'établir à l'Île-de-France, et qui veut absolu- ment que j’aille la rejoindre... CHAPELOU Ah ça! est-ce que décidément elle a fait fortune là-bas, la digne femme? MADELEINE Je crois bien!... une fortune de duchesse!... et tout ça j'y renonce pour épouser Monsieur, qui se permet de soupirer... mais qu'est-ce qui vous tracasse... voyons?... CHAPELOU Eh! bien, tiens, Madeleine, tu vas tout savoir... tu as entendu parler de la mère Grabille?... MADELEINE La vieille sorcière du village?... CHAPELOU Juste ... savante femme! . . . j'ai été la consulter sur notre mariage. MADELEINE Oh! comme ça se rencontre !...tu sais, le père Gaspard?.. CHAPELOU Le vieux berger... le petit bossu? MADELEINE Oui, je l'ai consulté de mon côté sur notre union... CHAPELOU Voyez-vous ça ! ... N° 2. Duo MADELEINE, CHAPELOU Quoi, tous les deux! Qui l'aurait cru? Ah! l'aventure est singulière! MADELEINE Parle vite... Chez la sorcière, Dis-moi ce qu'on t'a répondu. CHAPELOU Voilà, voilà, ce qu'on m'a répondu Se démenant comme un vrai diable, Après avoir lu dans ma main, Elle a dit que j'étais aimable, Et surtout fort malin. Que jamais, grâce à ma finesse, Je ne pourrai être attrapé, Que par ma femme ou ma maîtresse, Je ne serai jamais trompé... MADELEINE (riant) Jamais trompé?... CHAPELOU Jamais trompé! MADELEINE Ta sorcière est une ignorante, Vraiment, qui ne sait rien de rien. CHAPELOU C'est une femme fort savante J'en réponds, elle parle fort bien. MADELEINE Enfin, de notre mariage, Que pense-t-elle? Réponds-moi. CHAPELOU Elle m'a dit qu'en ce village J'avais tort d'engager ma foi... MADELEINE Mais c'est fort mal! CHAPELOU Elle a dit aussi qu'à la ville M'attendait le plus grand bonheur Qu'il me serait bientôt facile, A Paris, de vivre en seigneur, MADELEINE En seigneur? CHAPELOU En seigneur! Bref, pour parler avec franchise Elle m'a dit qu'en t'épousant, Je fais... non, non, je n'ose pas... MADELEINE Allons... parle! CHAPELOU ... Je fais une bêtise! MADELEINE (avec colère) Qu'entends-je? Ah! c'est affreux vraiment, Cet oracle est trop insolent! CHAPELOU (s'approchant) Apaise ton ressentiment. Ce n'est pas sa faute vraiment Si dans le livre du destin Elle a lu cela ce matin. MADELEINE Ah! quelle impudence! Quelle impertinence! Oui, son ignorance Veut une leçon. Maudite sorcière, Méchante vipère L'on devrait te faire Mourir en prison! Maudite sorcière Méchante vipère! etc. CHAPELOU Si par sa science Elle peut d'avance Avec assurance Prévoir l'avenir, En vain la colère Ici t'exaspère; La pauvre sorcière, Pourquoi la punir? La colère égare ta raison, Allons, rappelle ta raison! Maintenant, à ton tour, ma chère, C'est à moi de t'interroger, Je veux savoir tout le mystère. C'est à moi de t'interroger, Que t'a répondu le berger? MADELEINE Il m'a dit que dans ce village Si je voulais donner ma foi Je pourrais, pour le mariage, Trouver, mon cher, bien mieux que toi! CHAPELOU (avec suffisance) Bien mieux que moi? MADELEINE Bien mieux que toi! CHAPELOU Ton sorcier n'est qu'un imbécile Qui, vraiment, ne sait rien de rien! MADELEINE Ah! c'est un homme fort habile; J'en réponds, il parle fort bien. Il prétend que ton caractère Rendra notre hymen malheureux, Que loin de chercher à me plaire, Bientôt tu trahiras nos feux, Et que tu n'es qu'un vaniteux... Et surtout un ambitieux! CHAPELOU (se récriant) Il dit que je suis vaniteux? MADELEINE Bref, pour parler avec franchise Il m'a juré qu'en t'épousant Je fais... CHAPELOU Quoi donc? MADELEINE Non, non, je n'ose pas... CHAPELOU Allons donc, parle! MADELEINE Je fais une bêtise. CHAPELOU (avec colère) Qu'entends-je! Ah! c'est affreux, vraiment! Cet oracle est trop insolent! MADELEINE Apaise ton ressentiment. Ce n'est pas sa faute vraiment Si dans le livre du destin Il a lu cela ce matin. CHAPELOU Ah! quelle impudence! Quelle impertinence! Oui, son ignorance Veut une leçon. Ah! crains ma colère Méchante vipère; L'on devrait te faire Mourir en prison! MADELEINE Si par sa science Il peut à l'avance Avec assurance Prévoir l'avenir, En vain la colère Ici t'exaspère, On ne peut j'espère Vouloir le punir. La colère égare ta raison, Allons, appelle ta raison! MADELEINE Chapelou, aux sorciers, Vraiment il a foi! CHAPELOU Moi? ah! non! Je n'y crois pas plus que toi! MADELEINE Entre nous deux, Allons, plus de mages Je veux t'aimer toujours, Je te le jure ici. CHAPELOU Je ne croirai jamais A de fâcheux messages. Je veux être pour toi Le plus tendre mari. ENSEMBLE Ah! quel doux avenir! Rien ne pourra nous désunir. Allons, ne redoutons plus rien, Chez nous, toujours, tout ira bien. (A la fin de l'ensemble, Chapelou embrasse Madeleine. Biju entre par le fond à droite). BIJU (en habit de travail de forgeron, entrant) Très bien...il parait que vous êtes pressés..allez votre train... ne vous gênez pas... CHAPELOU (à Biju) Dis donc Biju pendant que j'y pense, pourquoi qu'on ne t'a pas vu à ma noce, toi? BIJU (avec humeur) Parce que j'étais à ma forge... MADELEINE Et parce qu'il est jaloux de voir le bonheur d'un rival, n'est-ce pas, Monsieur Biju? CHAPELOU Ah! c'est vrai, je crois qu'il te faisait un petit doigt de cour, Madeleine?... BIJU Je lui faisais bien une cour tout entière...sans compter quelle ne me voyait pas d'un mauvais œil! ... MADELEINE Oh! si l'on peut dire!.. faiseur d'histoires!... CHAPELOU (à Biju) Allez, sans rancune...je ne t'en veux pas...j'ai même un petit service à te demander... BIJU Voyons voir... CHAPELOU Voilà...tous les postillons sont en course, et, s'il arrive ce soir un voyageur, il n'y a pas à dire, il faudra que je mette les bottes. BIJU Eh ben!... CHAPELOU Eh ben! quand on se marie, on a autre chose à faire que de galoper, la nuit, sur la grand-route...Alors, tu auras la complaisance de me remplacer, en cas de besoin.... hein? MADELEINE Ainsi, c'est convenu... nous pouvons compter sur vous, voisin?... BIJU Comment donc! pouvez compter... sur rien du tout.. CHAPELOU Tu refuses?... BIJU Tout net... et je ne demande plus qu'une chose... c'est qu'il vienne un voyageur... CHAPELOU Ah! j'espère bien tout le contraire... et j'ai lieu de croire (on entend du bruit au fond). Qu'est-ce que c'est que ça? LE MARQUIS (dans la coulisse) Maudit postillon!... holà! quelqu'un? BIJU (avec joie) Un voyageur! MADELEINE (avec tristesse) Un voyageur! CHAPELOU (avec dépit) Un voyageur! que le diable l'emporte! BIJU (se frottant les mains) Fameux! fameux! Dis donc, Chapelou; veux-tu que je t'ai- de à mettre tes bottes?... LE MARQUIS (entrant par le fond) Malotru de postillon!... qui se permet de me verser, moi le Marquis de Corcy, gentilhomme de la chambre du roi!.. Y a-t-il un charron dans ce village? BIJU (s'avançant) Un charron? présent! LE MARQUIS Une roue de ma chaise vient de se briser...peux-tu me la raccommoder? BIJU Oui, mon prince (regardant Chapelou) Dans une heure vous pourrez vous remettre en route... CHAPELOU (tristement à Madeleine) Rien qu'une heure, Madeleine... MADELEINE (à demi-voix) Laisse-moi faire..(au marquis) Si Monsieur en attendant, voulait se rafraîchir, nous avons un petit vin qui n'est pas méchant. LE MARQUIS(brusquement) Je n'ai pas soif; je ne veux qu'une chambre où je puisse attendre en repos que ma chaise soit réparée. MADELEINE (désignant la porte à droite) Entrez là, Monsieur; vous y serez bien à votre aise... CHAPELOU (à Madeleine) Et nous, allons rejoindre les amis! MADELEINE Oui, oui! (faisant la révérence au Marquis) Votre servante, Monsieur... (La nuit vient par degrés) LE MARQUIS (seul) Maladroit postillon! Interrompre un voyage d'une si haute importance!... un voyage ordonné par sa majesté Louis le Quinzième. Je vivrais cent ans que les paroles royales ne sortiraient pas de ma mémoire... « Comment, Marquis de Corcy, nous n'aurons pas Castor et Pollux à Fontainebleau!... - Hélas! non, sire... Jéliote, qui devait jouer Castor, s'est fait enlever par une duchesse, et Legros, sa doublure, a pris un coup d'air en dînant au Port à l'Anglais. - Et vous n'avez pas un autre Castor à mettre à la place?...- Pas le moindre Castor, sire... il y a de quoi en perdre la tête!...- A quoi diable sert-il donc de vous avoir donné l'intendance de nos menus plaisirs? Faites des élèves, Monsieur, cherchez des voix... - Et je cherche des voix...si sa majesté croit que c'est facile... (On entend la ritournelle du chœur suivant) Allons, encore ces paysans, la gaîté du peuple m'est fastidieuse. (il entre dans la chambre à droite). N° 3. Morceau d'ensemble et Ronde du Postillon LE CHŒUR Jeunes époux, Voici l'heure fortunée, Où l'hyménée A des instants si doux. CHAPELOU Mes amis, je vous remercie, Mais déjà s'avance la nuit, Et, puisque la noce est finie, Il faut se retirer sans bruit. Bonne nuit ! LES PAYSANS Bonne nuit ! LES PAYSANNES (entourant Madeleine) Un devoir ici nous réclame, Car avant de vous quitter, Au coucher de Madame, Nous devons assister. CHAPELOU Je vous suis . . . LES PAYSANNES Non ! suivant l'usage... CHAPELOU Plaît-il? LES PAYSANNES ... Monsieur, il faut attendre ici! CHAPELOU (avec colère) Que le diable emporte l'usage! Ensemble LES PAYSANNES (aux paysans) Il faut obéir à l'usage, Ici retenez le mari ! LES PAYSANS (retenant Chapelou) Il faut obéir à l'usage, Allons, retenons le mari. CHAPELOU Laissez-moi rejoindre ma femme! LES PAYSANS Tu n'iras pas! Tu n'iras pas! CHAPELOU Je vais me fâcher sur mon âme! LES PAYSANS Ça n'y fait rien, tu n'iras pas! CHAPELOU Laissez-moi rejoindre ma femme! LES PAYSANS Tu n'iras pas, tu n'iras pas! Allons, pour prendre patience, Sans qu'on t'y force, mon garçon, Allons, chante nous la romance Du jeune et galant postillon. CHAPELOU Je n'ai pas le cœur aux chansons. LES PAYSANS Chante, chante, Après nous te lâcherons ! CHAPELOU Vous le jurez?... LES PAYSANS Nous le jurons Oui, nous te lâcherons! CHAPELOU Allons, en deux temps, Je commence. Ronde I Mes amis, écoutez l'histoire D'un jeune et galant postillon. C'est véridique, on peut m'en croire, Et connu de tout le canton. Quand il passait dans un village, Tout le beau sexe était ravi, Et le cœur de la plus sauvage Galopait en croupe avec lui. Oh! oh! oh! oh! qu'il était beau, Le postillon de Lonjumeau! LE CHŒUR Oh! qu'il est beau, qu'il est beau, qu'il est beau, Le postillon de Lonjumeau! II Mainte dame de haut parage, En l'absence de son mari, Parfois se mettait en voyage Pour être conduite par lui, Aux procédés toujours fidèle, On savait qu'adroit postillon, S'il versait parfois une belle, Ce n'était que sur le gazon ! Oh! oh! oh! oh! qu’il était beau, Le postillon de Lonjumeau! LE CHŒUR Oh! qu'il est beau, qu'il est beau, qu'il est beau, Le postillon de Lonjumeau! LE MARQUIS Quelle voix ravissante! Vraiment, elle m'enchante! Je trouve enfin celui Que je cherche aujourd'hui. III CHAPELOU Mais pour conduire un équipage, Voilà qu'un soir il est parti. Depuis ce temps, dans le village, On n'entend plus parler de lui. Mais ne déplorez pas sa perte, Car de l'hymen suivant la loi, La reine d'une île déserte De ses sujets l'a nommé roi. Oh! oh! oh! oh! qu'il était beau, Le postillon de Lonjumeau! LE CHŒUR Oh! qu'il est beau, qu'il est beau, qu'il est beau, Le postillon de Lonjumeau ! LES PAYSANNES A présent, Monsieur le mari, Vous pouvez ordonner ici. Ensemble CHAPELOU, LE CHŒUR Jeunes époux, Voici l'heure fortunée Où l'hyménée A des instants si doux. LE MARQUIS Un mot, mon garçon... un mot...tu me vois ravi, enchanté . . . transporté ! ... CHAPELOU Ah, quoi? LE MARQUIS Tu as le plus beau contre-ré que j'ai jamais oui! CHAPELOU J'ai un contre-ré... (Regardant autour de lui) Où ça?... LE MARQUIS Je t'expliquerai plus tard, il s'agit de m'écouter. CHAPELOU J'peux pas... J'peux pas ... ma femme... Madeleine qui m'attend... LE MARQUIS (se plaçant devant la porte, à gauche) Il s'agit bien de ta femme, quand il y va pour toi de ton avenir, de ta fortune!... CHAPELOU (très étonné) Ma fortune? LE MARQUIS Oui, à cause de ton contre-ré... Écoute, te dis-je... je suis intendant des menus plaisirs de sa majesté Louis le Quinzième... CHAPELOU (voulant s'en aller) C'est possible...mais, vu la circonstance, je suis obligé... LE MARQUIS Quand je te dis que tu as cent mille livres dans ton gosier... CHAPELOU Dans mon gosier! ça alors. LE MARQUIS Tu ne sais pas chanter..non; mais tu as une voix timbrée flexible, admirable... je ferai de toi un artiste distingué, et dans six mois, tu débuteras au Grand-Opéra... CHAPELOU Comment ? LE MARQUIS Et tu gagneras dix mille livres par an. CHAPELOU Dix mille livres?... LE MARQUIS (il lui donne une bourse) Eh! ce n'est rien cela... tu verras la cour... les princesses... Allons, allons, ne perdons pas de temps... je te le répète, songe à ta fortune, à ton avenir... N° 4. Finale LE MARQUIS A mes désirs, il faut te rendre Avec moi, vite, il faut partir! CHAPELOU Eh quoi!... Partir sans plus attendre? Non, je ne puis y consentir. LE MARQUIS Il faut partir sans plus attendre. CHAPELOU Non, je ne puis y consentir! LE MARQUIS Allons, allons, la résistance est vaine, Le bonheur t'appelle à la cour. CHAPELOU Mais quitter Madeleine... Pour moi son cœur a tant d'amour! LE MARQUIS Mon Dieu ! ne te mets pas en peine, Bientôt tu seras de retour... Viens! CHAPELOU Je ne puis! non... un autre jour... Demain... plus tard, La semaine prochaine... LE MARQUIS A l'instant... bannis tout regret... (à part) Sa belle voix m'échapperait! CHAPELOU Pour mon cœur quelle peine! Je ne puis consentir, en ce jour, A quitter Madeleine Lorsque son cœur a tant d'amour! LE MARQUIS Crois en ma promesse; De la noblesse, de la richesse, Heureux favori, Captivant les âmes De toutes les femmes, Des plus nobles dames Tu seras chéri. Pour toi, quel avenir joyeux, Que de plaisirs, que de fortune! Dans tes amours, toujours heureux, Tu séduis la blonde et la brune. CHAPELOU Ah! vous allez me tenter... Je ne pourrai vous résister. LE MARQUIS Eh bien, viens! CHAPELOU Demain... LE MARQUIS Non! dans l'instant! CHAPELOU Non! non! demain... LE MARQUIS Non! dans l'instant! CHAPELOU Non! je ne puis... Pour mon cœur quelle peine! Je ne puis, je ne puis, en ce jour, Moi, quitter Madeleine, Lorsque son cœur a tant d'amour! LE MARQUIS Oui, crois en ma promesse, De la richesse, De la noblesse, Heureux favori Captivant les âmes De toutes les femmes, Des plus nobles dames Tu seras chéri. Oui, de toutes les femmes Tu seras chéri! CHAPELOU Ah! quelle promesse! Quoi! de la richesse Et de la noblesse Heureux favori, De toutes les femmes Je serai chéri. Quoi! je serai chéri! BIJU Prince, votre voiture est prête! LE MARQUIS (à Chapelou) C'est bien, c'est bien, C'est fort bien ! Allons! que rien ne nous arrête... Mon ami, quel bonheur pour toi! Demain, demain, quel bonheur, Demain, je te présente au roi! CHAPELOU Eh quoi! demain? LE MARQUIS Je te présente au roi... BIJU Demain il te présente au roi. CHAPELOU Oui da, mon cher, je vais chez le roi; J'aurai de l'or plus gros que toi. BIJU Mais expliquez-moi ce mystère. CHAPELOU Devant ce seigneur j'ai chanté; De ma voix il est enchanté! BIJU Pour toi quelle chance prospère; Moi j'ai de la voix, Dieu merci! Et je vais l'enchanter aussi. Tra la, la, la, la, la, la!... LE MARQUIS Oh! le butor!... Finis donc, butor! Partons... BIJU (à Chapelou) Mais Madeleine... Quoi! Tu pars sans la prévenir? CHAPELOU Dis lui que je vais revenir... Ce soir... demain... la semaine prochaine... LE MARQUIS Allons, allons! il faut partir... CHAPELOU Rien ne peut plus me retenir! Allons, allons! il faut partir, Oh! quelle promesse Quoi! de la richesse Trop heureux favori. Captivant les âmes De toutes les femmes, Des plus nobles dames De toutes les femmes Je serai chéri... Allons, allons! il faut partir... Rien ne peut plus me retenir! LE MARQUIS Crois en ma promesse, Oui, de la noblesse Et de la richesse Heureux favori, Captivant les âmes De toutes les femmes Oui, bientôt, tu seras chéri!... Allons, allons! il faut partir... Rien ne peut plus te retenir! BIJU La belle promesse Quoi! de la noblesse Et de la richesse Heureux favori, Captivant les âmes De toutes les femmes Des plus nobles dames, Bientôt, il sera chéri... Comment il veut déjà partir?... Rien ne peut plus le retenir! MADELEINE Viens, viens, ma voix t'appelle, Viens, viens, mon petit mari; Viens, viens, toujours fidèle, Je t'attends, je t'attends ici. Viens, viens! il ne vient pas! Mon mari! mon mari! BIJU Vous demandez votre mari? Ah! mais vraiment, ça me fait rire! Tenez! tenez, le v'là parti. MADELEINE Comment! Comment! Que veux-tu dire? BIJU On enlève votre mari. MADELEINE Mon mari? BIJU Il ne reviendra plus ici! MADELEINE Grands dieux, m'enlever mon mari! Au secours, au secours! BIJU On enlève votre mari. MADELEINE Au secours... LE CHŒUR Mais quel bruit! D'où vient donc ce tapage? Nous venons mettre le holà! Comment? Dans le nouveau ménage On se disputerait déjà? MADELEINE Mon mari, mon mari! Rendez-moi mon mari! BIJU Puisqu'on vous dit qu'il est parti! MADELEINE Mais il va revenir, j'espère? BIJU Jamais!... Sachez tout le mystère: On veut en faire un beau chanteur. Il va devenir grand seigneur. MADELEINE Ah! c'est affreux! ah! c'est infâme! Abandonner ainsi sa femme BIJU Écoutez !... MADELEINE Le premier soir de notre hymen! Comprenez-vous tout mon chagrin? (On entend dans le lointain la voix de Chapelou répéter le refrain de la ronde) CHAPELOU Oh! oh! oh! qu'il était beau Le postillon de Lonjumeau! TOUS Ah! c'est affreux! ah! c'est infâme! Abandonner ainsi sa femme! MADELEINE Loin d'un ingrat qui m'offense Et qui méprise nos amours, Chez ma tante en Île-de-France Je veux aller finir mes jours. BIJU Ah! pour lui quelle heureuse chance, Je veux partager son destin; A la fortune, je m'élance, Et je partirai dès demain! CHŒUR Ah! c'est affreux! ah! c'est infâme! Abandonner ainsi sa femme Le premier jour de son hymen. Tâchons de calmer son chagrin. Le théâtre représente, un riche salon du temps, ouvert sur un jardin; portes latérales; à droite, un guéridon. N° 5. Entracte et Air MADAME DE LATOUR Je vais donc le revoir, Après dix ans d'absence! Cette douce pensée A fait battre mon cœur, Mais ce n'est pas d'amour. Désormais la vengeance Doit seule m'occuper Et faire mon bonheur. Il faut que je punisse Un ingrat que j'adore. Mais pour ne pas faiblir Ah! répétons encore ces mots Que, si souvent, j'ai dits Dans ma douleur. Hélas! quelle est ma peine! Ce n'est plus Madeleine A qui l'amour l'enchaîne, Son cœur n'est plus à moi. Que de fois, en silence, De celui qui m'offense J'ai pleuré l'inconstance. Il a toujours ma foi! Hélas! quelle est ma peine, Ce n'est plus Madeleine, A l'amour qui l'enchaîne! Son cœur n'est plus à moi C'est en vain que la fortune De ses dons me pare aujourd'hui. La faveur me semble importune Et ne peut calmer mon ennui. Je penne à lui Toujours à lui ! Hélas! quelle est ma peine, Ce n'est plus Madeleine, etc... Vers qui l'amour l'entraîne Son cœur n'est plus à moi. Que de fois, en silence, De celui qui m'offense J'ai pleuré l'inconstance. Il a toujours ma foi! Eh bien Rose? ROSE Vos ordres, Madame, ont été exécutés; vous trouverez dans votre appartement tout ce que vous avez commandé... MADAME DE LATOUR Je vais donc revoir mon infidèle... L'idée d'être aujourd’hui près de mon mari, de lui parler, me cause un trouble... ROSE Comment? Vous pouvez aimer encore un monstre qui vous a abandonnée depuis dix ans!... qui vous a laissée partir toute seule pour l’Île-de-France? Maintenant que, grâce à l'héritage de votre tante, vous êtes riche, extrêmement riche, que vous n'avez plus rien de la paysanne, ah! à votre pièce je ne penserais guère à mon mari. Vous avez déjà changé de nom, eh bien! moi je changerais aussi ..... MADAME DE LATOUR (souriant) Sois tranquille! je lui ferai payer cher son inconstance!... ROSE Ah! ces scélérats d'hommes! ..... on ne saurait trop les tourmenter... MADAME DE LATOUR Silence! voici le marquis. LE MARQUIS (entrant par le fond) Ah!...voilà la reine de ces lieux!..pardon, pardon, bel- le dame, de vous avoir fait attendre... MADAME DE LATOUR Je ne vous en veux pas, Marquis. LE MARQUIS Que ces mots sont flatteurs!..croiriez-vous, Madame, qu' un peu plus nous n'avions pas d'intermède! MADAME DE LATOUR Que c'eût été contrariant! LE MARQUIS Ce n'est pas parce que la musique et les paroles sont de votre humble serviteur; mais, sans vanité, vous auriez perdu à ne pas entendre les vers que mon amour a enfantés... mon œuvre est d'une délicatesse... sous le nom du berger Tityre, je m'y plains de vos rigueurs, belle inhumaine. MADAME DE LATOUR (impatientée) Mais les comédiens viendront, n'est-ce pas? LE MARQUIS N'ont-ils pas eu l'audace de refuser d'abord; sous pré- texte qu'ils étaient fatigués de chanter, qu'on les accablait de travail... Enfin dans un instant ils seront ici. MADAME DE LATOUR Ah! vous me rassurez. J'eusse été désespérée de ne pas entendre votre intermède. LE MARQUIS J'aurais plutôt amené ici toute la troupe d'Opéra, pieds et poings liés; car, pour vous plaire, que ne ferait-on pas?... MADAME DE LATOUR Le Devin du village a été supérieurement exécuté là, avant-hier. LE MARQUIS Supérieurement! (avec tendresse) Je retourne à Paris, Madame; puis-je espérer que bientôt?... MADAME DE LATOUR Quel est donc l'acteur qui jouait le rôle de Colin? LE MARQUIS Le nommé Saint-Phar. (tendrement) Puis-je espérer que bientôt?... MADAME DE LATOUR Ah! c'est Saint-Phar... y a-t-il longtemps qu'il est à l’Opéra? LE MARQUIS Dix ans à peu près. (tendrement) Puis-je espérer que bientót?... MADAME DE LATOUR Je suis sûre que c'est un mauvais sujet! LE MARQUIS Un détestable sujet! (tendrement) Puis-je espérer que bientôt?... MADAME DE LATOUR C'est dommage! il est fort bel homme, ce Saint-Phar... LE MARQUIS Allons, Saint-Phar, toujours Saint-Phar! je ne puis plus me présenter chez une belle sans quelle me jette ce maudit nom à la figure... quand je parle d'amour, on me répond Saint-Phar. MADAME DE LATOUR C'est pure curiosité, je vous assure... LE MARQUIS Un homme de rien! un vu paysan que j'ai fait entrer à l'Opéra, qui me doit tout! Enfin... MADAME DE LATOUR Ah! c'est vous... (à part) je t'apprendrai à enlever un mari à sa femme. LE MARQUIS Que serait-il sans moi? un obscur postillon végétant avec ses chevaux, son avoine et sa femme... MADAME DE LATOUR (avec intention) Ah! il est marié? LE MARQUIS Il l'était... avec une femme de son espèce, une vilaine, une rustre comme lui... mais il est veuf maintenant, à ce qu'il m'a dit. MADAME DE LATOUR (vivement) Veuf!... il vous a dit qu'il était veuf! (à part) quelle infamie ! LE MARQUIS De grâce, Madame, ne me parlez plus de cet homme. Demain je retourne à Paris; puis-je espérer que bientôt?... MADAME DE LATOUR (au Marquis) Je vous laisse à votre répétition... je vais écrire à quelques voisins pour qu'ils viennent assister à la représentation. LE MARQUIS (reconduisant Madeleine) Ne tardez pas à reparaître... car, loin de vous, je dépéris comme une tendre fleur. (Madeleine sort, par la gauche, suivie de Rose). N° 6. Morceau d'ensemble et chœur LE CHŒUR DES COMÉDIENS Ah ! quel tourment ! Ah! quel affreux martyre! Chanter toujours, chanter à chaque instant Non! non! jamais nous n'y pourrons suffire! Dieu, quel état, c'est par trop fatigant! SAINT-PHAR (avec fatuité) En vérité, c'est impossible! Chaque jour chanter l'opéra... Mais le gosier le plus flexible Ne peut résister à cela. ALCINDOR Tous vos chanteurs de l'Opéra Sont plus qu'à demi-morts déjà. SAINT-PHAR Le berger près de sa bergère En vain souffle dans ses pipeaux. ALCINDOR Pour fléchir le cruel,Cerbère, Hier, Orphée a chanté faux. SAINT-PHAR Le fleuve auprès de sa fontaine N'a qu'un petit filet de voix. ALCINDOR Et près de la tendre Chimène Le Cid lui-même est aux abois. LE CHŒUR Tous les acteurs de l'Opéra Sont plus qu'à demi-morts déjà. Comment résister à cela? Quel tourment! Ah! quel affreux martyre! Chanter toujours, chanter à chaque instant Non! non! jamais nous ne pourrons suffire Dieu, quel état, c'est par trop fatigant! etc... SAINT-PHAR Bravo! bravo! la révolte est complète! Tout marche au gré de mes désirs. Puis-je rester à cette fête, Quand loin d'ici m'appellent les plaisirs? Peut-être en mon absence, La beauté que j'encense, Avec impatience, En son logis m'attend Pour me guider près d'elle, Sa soubrette fidèle, Chez moi fait sentinelle, Ah! partons à l'instant. LE MARQUIS Aux ordres que je donne Nul ne doit résister, Je le veux, je l'ordonne! Vous allez répéter. SAINT-PHAR Ne craignez rien, Tout ira bien, Fidèle au p!an que j'ai formé Que chacun soit fort enrhumé! ALCINDOR Fidèle au pian qu'il a formé Que chacun soit fort enrhumé! SAINT-PHAR ET LE CHŒUR (à part) Ne craignez rien, Tout ira bien. Chacun de nous est enrhumé. SAINT-PHAR (au marquis) Vous le voulez, mais c'est par complaisance. Je n'en peux plus et pourtant je commence... Romance SAINT-PHAR (d'une voix enrouée) Assis au pied d'un hêtre, (parlé ) D'un hêtre... (au marquis) Vous le voyez, c'est impossible, J'éprouve une douleur horrible, J'ai le gosier en feu. LE MARQUIS Mais essayez encore un peu. SAINT-PHAR Je ne le puis, sur mon honneur ! LE MARQUIS C'est vraiment avoir du malheur; N'en parlons plus, passons au chœur. ALCINDOR En vérité, c'est impossible, Aucun de nous ne peut chanter. Renoncez-y; l'on ne peut répéter. (il tousse; tous les choristes en font autant) LE MARQUIS Ah ! quel malheur pour mon amour ! Que dira Madame de Latour? SAINT-PHAR Que parlez-vous de Madame de Latour? LE MARQUIS De ce logis c'est la maîtresse! SAINT-PHAR Qu'ai-je entendu? L'objet de ma tendresse Demeure en ce château ! Je n'en puis revenir! Et pour la retrouver, moi qui voulais partir! Réparons notre maladresse Et faisons tout pour rester en ces lieux... (au marquis et aux chanteurs qui allaient sortir) Arrêtez... je ne sais... mais je me trouve mieux. LE MARQUIS Se pourrait-il? SAINT-PHAR La voix m'est revenue... Elle a même repris toute son étendue. ALCINDOR (bas à Saint-Phar) Toi qui voulais partir... SAINT-PHAR (de même) Je vous dirai pourquoi. (haut ) Pour en juger, écoutez-moi. Romance I Assis au pied d'un hêtre, L'on me voit tous les jours, Sur ma flûte champêtre, Soupirer mes amours. Viens, viens, ô ma tourterelle! Pourquoi fuis-tu toujours? Ton tourtereau t'appelle, Pourquoi fuis-tu toujours? II En vain dans la prairie, Tous les matins j’accours. Ah! de ma triste vie, Il faut trancher le cours. Viens, viens, ô ma tourterelle! Pourquoi fuis-tu toujours? Ton tourtereau t'appelle, Pourquoi fuis-tu toujours? LE MARQUIS Bravo! bravo! très bien en vérité, C'est admirable ! (aux chanteurs) Puisqu'on se montre enfin traitable, A mon tour je veux être aimable. Venez, venez vous mettre à table. TOUS A table! à table! ALCINDOR A vos ordres toujours soumis, Je vous suis, Monsieur le Marquis! TOUS A table ! à table ! Le vin donne au chanteur Et du charme et de la vigueur ! Ah! Monsieur le Marquis Vraiment, on n'est pas plus aimable! Allons amis, allons nous mettre à table! Allons amis, courons nous mettre à table! Le vin donne au chanteur Et du charme et de la vigueur! Vraiment, on n'est pas plus aimable! Allons amis, et nous boirons à table, A la santé de Monseigneur! Allons à table et nous boirons de grand cœur, A la santé de Monseigneur! (A l 'exception de Saint-Phar, ils sortent tous) SAINT—PHAR (seul) Elle est ici!...ma charmante conquête habite ce château! ...et j'allais le fuir! comment n'ai-je pas deviné cela? ... il faut qu'à l'instant même... ALCINDOR (revenant) Dis donc, Chapelou, Saint-Phar, je... SAINT—PHAR (avec fierté) Monsieur Alcindor...Vous ne pourrez donc jamais vous ha- bituer à m'appeler Saint-Phar... ? de Saint-Pha! ALCINDOR Si . . . de Saint-Phar-Chapelou... non de Chapelou-Saint- Phar... SAINT-PHAR Au surplus, qu'as-tu à me dire? Voyons, laisse-moi... va- t'en... va-t'en. ALCINDOR Va-t'en... qu'est-ce que c'est que ce ton-là? dis donc, je ne suis pas ton domestique... En quittant Lonjumeau pour venir partager ton bonheur, j'ai voulu être artiste comme toi, et je suis artiste... coryphée au grand Opéra. M'as-tu seulement entendu, pour juger de ma voix et de mon talent? Je suis l'homme des nuances... je suis plein de nuances. N° 7 . Air Oui, des choristes du théâtre, Je suis vraiment la fine fleur. De ma voix on est idolâtre, Lorsqu'on m'entend chanter en chœur. Marchons, Frappons, Combattons, Marchons, Jurons, Marchons, Combattons, Prions, Chantons, Buvons, Dansons, Et gai, gai, gai, rions, Chantons, Buvons, Dansons, Gai, gai, rions, Dansons, Marchons, Jurons, Frappons. Si je représente Zéphire, Ma voix vole légèrement; Ah, ah, ah,... Si c'est en fleuve qu'on m'admire, Ma voix roule comme un torrent; Ah, ah, ah,... Faut-il, assis dans la prairie, Charmer les nymphes par mes chants; Ah, ah, ah,... Des habitants de l'Arcadie, Dois-je prendre les doux accents; Ah, ah, ah,... Oui, des choristes du théâtre, Je suis vraiment la fine fleur. De ma voix on est idolâtre, Quand on m'entend chanter en chœur. Marchons, Frappons, Combattons, etc... SAINT-PHAR Qui te dit que tu n'es pas la fine fleur des choristes? ... mais sache donc que si je désire rester seul, c'est que d'un moment à l'autre, je m'attends à la voir, à lui parler. ALCINDOR A qui? SAINT-PHAR A Madame de Latour... tu ne sais donc pas que je suis chez elle?...En l'apprenant, Alcindor, ça m'a causé un trouble, une émotion... ALCINDOR De l'émotion!...toi...laisse-moi donc tranquille, voleur de cœurs; flibustier de Cythère. SAINT-PHAR Ah! c'est que sette femme-là n'est pas comme toutes les autres. Je jouais Castor... à la fin du grand duo... au moment où j'embrasse Pollux... je m’arrête net...qu'est- ce que je vois... aux avant-scènes?... Madeleine! ALCINDOR Ta femme! SAINT-PHAR Non, Madame de Latour. ALCINDOR Ah! SAINT-PHAR C'est une ressemblance!... enfin, c'est Madeleine en plus beau! Je lui lance des œillades meurtrières, et, pendant un mois, elle ne manque pas une seule représentation... juge de ma joie, de mon bonheur... c'est ici, où je suis venu à regret, que je la retrouve. ALCINDOR Je te connais, tu vas achever de la séduire avec tes roucoulades. SAINT-PHAR Ah! mon cher, quel puissant auxiliaire que la musique pour surprendre le cœur des femmes! comment demeurer insensible quand je leur chante en La: “Ah! cédez à mes vœux!” On hésite... je passe en Si: “Ah! cédez à mes vœux!” On fait la cruelle... je pousse jusqu'à l'Ut. “Ah! cédez à mes vœux!” On ne peut pas résister à un Ut. ALCINDOR II faudrait être sourd (chantant) Ut! SAINT-PHAR (regardant au fond, à gauche) Je ne me trompe pas... c'est elle! dans ce jardin. ALCINDOR (regardant aussi) C'est vrai! il y a de ta femme là-dedans. SAINT-PHAR Elle se dirige vers ce pavillon... Alcindor... laisse- moi... je t'en prie! ALCINDOR A la bonne heure! voilà qui est parler!... je te laisse ... dis donc... si elle résiste, va jusqu'à l'Ut... Ut. (Il s'échappe par le fond, à droite, au moment où Madeleine entre par la gauche) N° 8. DUO SAINT-PHAR Grâce au hasard, je puis, Madame, Vous peindre ici ma vive flamme. Non, non, jamais une autre femme Ne m'embrasa si promptement. MADAME DE LATOUR (à part) C'est lui, c'est l'infidèle! Quel trouble en le voyant! SAINT-PHAR (à part) Que je la trouve belle! Ah! quel moment charmant! (haut, s 'approchant) Je vous aime, je vous adore! Passer ma vie à vos genoux Serait, je vous le jure encore, Un esclavage des plus doux. MADAME DE LATOUR Ayez pitié de ma faiblesse, N'abusez pas mon faible cœur, Oui, je veux fuir votre tendresse Et votre charme séducteur. SAINT-PHAR (à part) Pour captiver et pour séduire Celle dont je suis amoureux Ayons recours, dans mon délire, A mon moyen toujours heureux. (haut, avec tendresse) Que votre cœur daigne m'entendre, Ah! cédez à mes vœux! MADAME DE LATOUR Non, non, je ne puis vous comprendre. SAINT-PHAR Ah! cédez à mes vœux! ENSEMBLE Auprès de ce qu'on aime, Ah! quel bonheur extrême De voir couler ses jours! Toujours même tendresse... SAINT-PHAR Toujours même ivresse... ENSEMBLE Voilà, voilà, sans gesse, Quels seraient nos amours. SAINT-PHAR (d'un air tragique) Ah! si vous repoussez mes vœux, Si mon espérance est trompée, De la pointe de mon épée, Je viens me percer à vos yeux... MADAME DE LATOUR (tragiquement) Arrêtez ! arrêtez ! hélas ! Que dirait la foule idolâtre? Que deviendrait votre théâtre? Il mourrait de votre trépas! SAINT-PHAR (remettant son épée dans le fourreau) Cette idée arrête mon bras... Et pour mon directeur, Je ne me tuerai pas. Ah! croyez à mon ardeur, A ma constante flamme. Daignez faire ici mon bonheur En acceptant mon cœur! MADAME DE LATOUR Non, je ne puis croire encore A votre vive flamme. Je crains hélas votre transport. Plaignez, plaignez mon sort! SAINT-PHAR Ah! croyez à mon ardeur, A ma constante flamme. Daignez faire ici mon bonheur En acceptant mon cœur! MADAME DE LATOUR Je crains votre vive ardeur, Votre inconstante flamme! Pour mon repos, pour mon bonheur, Je veux garder mon cœur! SAINT-PHAR Oui, je vous aime pour l'éternité! MADAME DE LATOUR L'éternité, c'est bien long! Prenez-y garde! SAINT-PHAR Quoi! vous doutez de ma fidélité! Ah! ce doute me poignarde. Toujours mon cœur vous chérira! MADAME DE LATOUR J'ai peur de ces beaux serments-là. On en fait tant à l'Opéra! Non, Non, non, je redoute votre ardeur, Votre inconstante flamme. Pour mon repos, pour mon bonheur, Je veux garder mon cœur! SAINT-PHAR Ah! partagez mon transport, J'en jure sur mon âme. Oui, vous aimer jusqu'à la mort, Voilà, voilà mon sort!, MADAME DE LATOUR Je redoute votre ardeur, Votre inconstante flamme. Pour mon repos, pour mon bonheur, Je dois garder mon cœur! SAINT-PHAR Croyez à ma vive ardeur, A ma constante flamme. Daignez faire ici mon bonheur En acceptant mon cœur! MADAME DE LATOUR Je ne puis, non, je ne puis céder à vos vœux! SAINT-PAR Ah! cédez à mes vœux! (Saint-Phar se jette à ses genoux. Alcindor paraît par le fond) MADAME DE LATOUR On vient!... (A part avec étonnement) C'est Biju!... SAINT-PHAR (à part, en se relevant) Misérable Alcindor! ALCINDOR (d'un ton goguenard) Pardon pardon! je vous dérange...vous étiez en affaires. SAINT-PHAR Madame, rassurez-vous...c'est mon intendant... un ancien ami de collège. ALCINDOR (bas) C'est une lettre pressée qu'on m'a remise pour toi. SAINT-PHAR (à Madame de Latour) Madame, vous permettez que devant vous... (regardant la suscription de la lettre) de Madeleine! quel contre-temps! MADAME DE LATOUR (à part) Rose a bien fait de la remettre à Biju. (haut à Saint- Phar) Mais qu'avez-vous? vous paraissez troublé? Est-ce que cette lettre...? SAINT-PHAR C'est un bulletin de répétition. MADAME DE LATOUR Vous cherchez à me tromper! Je suis sûre que c'est un billet d'amour. SAINT-PHAR Mais, Madame... MADAME DE LATOUR Remettez-le moi... Vous refusez... je le prends. (elle lui arrache le billet des mains) SAINT-PHAR (bas à Alcindor) Je crois que je vais me trouver mal. MADAME DE LATOUR “C'est la dernière fois que je t'écrivons, car t'as pas pitié d'une femme qui t'adore. Ta légitime, Madeleine Birotteau” Vous étes marié!!! SAINT-PHAR Moi! marié! quelle horreur!..comment! vous ne voyez pas, Madame, que c'est une mystification... Je ne connais pas plus cette Madeleine Barotteau... Mirotteau... ALCINDOR (à part) En voilà de l'aplomb! SAINT-PHAR (feignant de s'attendrir) Et vous ajoutez foi à une si basse calomnie! Allez, ma- dame, vous ne m'aimez pas! (ll pleure) vous ne m'aimez pas! (il sanglote) vous ne m'aimez pas! MADAME DE LATOUR Saint-Phar, je ne sais si vous dites la vérité, mais vos larmes me touchent!... SAINT-PHAR (avec force) Quelles preuves voulez-vous de ma sincérité?... parlez. MADAME DE LATOUR (à part) Y consentira-t-il?... (haut) Mon seul bonheur serait de vous voir accepter ma fortune et ma main! ALCINDOR (bas à Saint-Phar) Tire-toi de là si tu peux. SAINT-PHAR (tombant aux genoux de Madame de Latour) Ah! Madame...Oui, Madame, aujourd'hui même...à l'instant les liens les plus fortunés vont nous unir. ALCINDOR (à part) Nous nous perdons! MADAME DE LATOUR Eh bien! je vais avertir un chapelain qui demeure près d'ici, et dans la chapelle de ce château... SAINT-PHAR Oh! non, non, Madame, permettez que je vous présente moi-même celui qui bénira notre union; c'est un vénéra- ble pasteur qui a pris soin de mon enfance... MADAME DE LATOUR Vous avez maintenant le droit d'ordonner ici... allez, Saint-Phar, prévenir le saint homme... moi, pendant ce temps, je vais faire avertir quelques bons amis du voisinage; ils nous serviront de témoins... au revoir, mon ami. SAINT-PHAR (lui baisant la main) Pour la vie!... pour la vie. MADAME DE LATOUR (à part, sortant) Tu me le paieras! SAINT-PHAR (riant aux éclats) Ah! Ah! Ah! les femmes! ah! ah! ALCINDOR Tu ris! tu ris! sans cœur! Ce que vous allez faire sent la corde d'une lieue. (Le Marquis paraît au fond et les écoute). LE MARQUIS (à part) Que complotent-ils là? SAINT-PHAR Imbécile! n'étais-tu pas au foyer de l'Opéra lorsque notre camarade Jéliotte nous a raconté ce bon tour qu'il a joué à une coquette qui le faisait languir! LE MARQUIS (à part) Qu'entends-je ! SAINT-PHAR Mais il me faudrait quelqu'un d'intelligent... ALCINDOR (l'interrompant) J'ai l'homme qu'il te faut...Bourdon...une tête superbe! SAINT-PHAR Va vite le chercher! ah! ah! ah! (ll sort en riant) ALCINDOR (riant aussi) Oh! les femmes... comme nous en abusons; les femmes! (il se sauve par le fond) LE MARQUIS (seul) Dieu soit loué !... j'ai tout entendu et tout compris!.. quel infernal complot!... MADAME DE LATOUR (entrant, et sans avoir vu le Marquis) Pardon, Saint-Phar, ... (à part) Le Marquis! LE MARQUIS (avec ironie) Ce n'est pas moi que vous cherchiez? MADAME DE LATOUR J'avoue... LE MARQUIS Ah! belle inhumaine!..si je n'étais pas aussi magnanime, je vous le laisserais épouser, votre Saint-Phar!... MADAME DE LATOUR Comment? vous savez!... LE MARQUIS Oui, tout-à-l'heure, j'ai entendu Saint-Phar et Alcindor parler de cette espèce de mariage... MADAME DE LATOUR Une espèce? ce sera bien un mariage véritable! LE MARQUIS Quelle mystification! MADAME DE LATOUR Expliquez-vous, je ne comprends pas. LE MARQUIS Apprenez que ce Saint-Phar se joue de votre crédulité et de votre réputation... Le pasteur qui doit bénir votre union n'est autre qu'un vil coryphée, qui joue les fleuves et les fontaines à l'Opéra. MADAME DE LATOUR Oh! je ne puis croire... LE MARQUIS Je vous jure avoir entendu... MADAME DE LATOUR Monsieur le Marquis, combien je vous remercie!..(à part) Les imbéciles sont parfois bons à quelque chose. ROSE (entrant) Madame, les personnes que vous avez invitées vous attendent dans le salon... MADAME DE LATOUR Je vais aller les retrouver! toi, Rose, ne perds pas une minute ... cours chercher le père Anselme ... conduis-le secrètement dans la chapelle. ROSE Bien Madame. MADAME DE LATOUR (sortant) Et que la chapelle soit obscure, bien obscure. N° 9. Finale LE CHŒUR DES HOMMES Ah! quelle étonnante nouvelle! Sur toi vont pleuvoir les honneurs. L'amour qu'a pour toi cette belle T'élève au rang de nos seigneurs. SAINT-PHAR (avec fatuité) Ma belle enfin va couronner ma flamme. Mais au sein des grandeurs je ne veux pas changer. Avec vous mes amis je veux tout partager: Plaisirs, richesses, honneurs, oui tout excepté ma femme Je veux qu'on chérisse Mon règne nouveau A vous mon office, A vous mon château! A vous mes chaumières, A vous mon cellier! A vous mes fermières, A vous mon gibier! Je veux qu'on chérisse... LE CHŒUR DES HOMMES A nous ses chaumières, A nous son cellier! A nous ses fermières, A nous son gibier! Il veut qu'on chérisse Son règne nouveau A nous son office, A nous son château! LE MARQUIS (à part) Au dénouement Saint-Phar ne s'attend guère! Rira bien qui rira le dernier! (haut à Saint-Phar) Mon cher, que je vous félicite! SAINT-PHAR A ma noce je vous invite. Soyez ici comme chez vous, Et répétez, répétez avec nous: (Ensemble) Je veux qu'on chérisse Mon règne nouveau... Il veut qu'on chérisse Son règne nouveau... SAINT-PHAR (aux chanteurs) Voici ma femme, pas si haut, Ayons fair de gens comme il faut. LE CHŒUR DES HOMMES Le plus doux mariage Va combler tous leurs vœux. Un bonheur sans nuage Les attend tous les deux. SAINT-PHAR Pas si haut, pas si haut, Ayez l'air de gens comme il faut! LE CHŒUR DES FEMMES Le plus doux mariage Va combler tous leurs vœux. Un bonheur sans nuage Les attend tous les deux. MADAME DE LATOUR Le pasteur arrive à l'instant, Il nous attend à la chapelle. SAINT-PHAR (à part) Biju s'est montré plein de zèle! LE MARQUIS (à part) Je touche au fortuné moment. Pour moi quel sort plein de douceur. MADAME DE LATOUR Permettez que je vous présente Celui qui sut toucher mon cœur. SAINT-PHAR C'est moi, C'est moi! LE MARQUIS C'est moi, c'est moi! Vraiment elle est charmante. MADAME DE LATOUR Mon mari, mon cher mari, Mes amis, mes bons amis, Le voici. LE MARQUIS 0 ciel! je suis anéanti. Quoi! c'est lui! SAINT-PHAR Heureux Saint-Phar, je serai son mari! LE CHŒUR Tout lui sourit aujourd'hui. MADAME DE LATOUR Je vais enfin me venger de lui. LE CHŒUR Bientôt il sera son mari. (On entend le son d'une cloche) MADAME DE LATOUR Mais c'est la cloche de la chapelle Au plus doux bonheur elle nous appelle Allons, partons. SAINT-PHAR Allons, partons. LE CHŒUR C'est la cloche de la chapelle. Au bonheur elle nous appelle, _ lis sont partis! Maintenant, mes amis, Jusqu'à demain, Le verre en main, Répétons ce joyeux refrain. Il veut qu'on chérisse Son règne nouveau. A nous son office, A nous son château! A nous ses chaumières, A nous son cellier! A nous ses fermières, A nous son gibier! Une chambre nuptiale. Au fond, la porte d'entrée; à droite, un lit élégant, avec rideaux, etc; du même côté, une petite porte; sur le premier plan, à gauche, une autre porte; du même côté, un guéridon sur lequel sont posés deux flambeaux allumés. A droite, un fauteuil. ALCINDOR Saint-Phar... Saint-Phar!... où es-tu donc, Saint-Phar? ...nous te cherchons partout...Ah! vous voilà, Monsieur le Marquis... (à Bourdon) Allons, Bourdon vite à ta toilette... LE MARQUIS Eh! c'est inutile... Madame de Latour sait tout. ALCINDOR (étonné) Elle sait tout? LE MARQUIS Loin de se fâcher, elle pardonne à Saint-Phar... et ils se marient. ALCINDOR (vivement) Sans curé?... LE MARQUIS Rose a amené un véritable prêtre...ils sont dans la chapelle, et Saint-Phar s'engage pour la vie... sans s'en douter... ALCINDOR (bouleversé) Comment!...Saint-Phar ne sait pas que c'est un véritable curé... Courons l'en empêcher... LE MARQUIS D'où vient cet effroi? ALCINDOR Mais Saint-Phar est marié!..Madeleine sa femme vit encore!... il en a revu une lettre aujourd'hui même. LE MARQUIS (avec joie) Il serait possible! ALCINDOR Monsieur le Marquis, courons vite...(on entend la cloche de la chapelle). Il n'est plus temps...le crime est consommé!... LE MARQUIS Ah! je serai vengé! Coquin de Saint-Phar, tu seras pendu! Et vous aussi qui êtes ses complices... ALCINDOR Que faire?... mon dieu... que faire?... N° 10. CHŒUR Du vrai bonheur, Goûter les charmes! Moment enchanteur, Que votre cœur Soit sans alarmes! Seuls, restez tous les deux. Bonsoir, bonsoir! Au revoir, au revoir! MADAME DE LATOUR Mes amis, je vous remercie. (à part, regardant Saint-Phar) Tout va bien Car il ne soupçonne rien. SAINT-PHAR (riant, à part) Quel hymen de comédie! Tout va bien Elle ne soupçonne rien! LE MARQUIS (à Saint-Phar, avec ironie) De grand cœur je vous félicite... SAINT-PHAR De grand cœur... Ah! d'ivresse mon cœur palpite. LE MARQUIS (à part, avec menace) Dès demain, tu seras pendu! (haut, saluant Saint-Phar) Un tel bonheur vous était dû! SAINT-PHAR Au revoir, au revoir! LE MARQUIS Au revoir! SAINT-PHAR Bonsoir ! ENSEMBLE Du vrai bonheur Goûter les charmes, Pour votre cœur, Moment enchanteur. MADAME DE LATOUR Bonsoir ! SAINT-PHAR Bonsoir ! LE CHŒUR Bonsoir! au revoir! (Le Marquis sort par le fond en faisant encore un geste de menace à Saint-Phar. Il est suivi par les invités et les domestiques) SAINT-PHAR Enfin, nous voilà seuls!... (prenant la main de Madeleine) . Ma femme! ma chère femme!... MADAME DE LATOUR (Madeleine, minaudant) Mon mari ! ... mon cher mari ! ... ROSE (entrant par la gauche) Madame, tout est prêt pour le déshabillé de la mariée. SAINT-PHAR (avec tendresse) Ah! ne me faites pas trop longtemps attendre. MADAME DE LATOUR (Madeleine, à part) Tu m'as bien fait attendre dix ans, scélérat... (Elle entre dans la chambre à gauche, suivie de Rose) N° 11. Grand Air SAINT-PHAR A la noblesse, je m'allie, Et je vais, au sein des grandeurs, Passer la plus heureuse vie, entourée de soins et d'honneurs. Une dame de haut parage Captive mon cœur enivré Et pour lui plaire davantage, Chaque jour je lui dirai Oui pour lui plaire davantage, Chaque jour je redirai, Soyez toujours Mes amours, Près de vous, point de peines. Jamais mon cœur, Plein d'ardeur Ne maudira ses chaînes. A vos attraits, Pour jamais, Je veux être fidèle, A d’autres neuds, D’autres vœux, Oui, je serai rebelle. Croyez à mes tendres feux, O ma toute belle! Soyez toujours Mes amours. Près de vous, point de peines. Jamais mon cœur Plein d'ardeur Ne maudira ses chaînes. Soubrettes friponnes, Fillettes mignonnes, Si tendres, si bonnes, Ne m'agacez plus! Pour charmer mon âme Vos regards de flamme Seraient superflus, Car à l'objet de mon délire Chaque jour je veux redire: Soyez toujours Mes amours, etc... Tout a réussi à merveille... Je n'ai pas vu Biju... mais l'homme qu'il m'a amené a joué parfaitement son rôle... on dirait qu'il n'a fait que cela toute sa vie... (On entend frapper à la petite porte de droite) Entrez!... Qui diable peut venir me déranger ainsi?... N° 12. Trio ALCINDOR Pendu ! ... BOURDON Pendu ! ... SAINT—PHAR Que dis-tu? Que dis-tu? ALCINDOR Pendu ! ... BOURDON Pendu ! ... SAINT—PHAR Que dis-tu?... Pendu ! ... Mais m'expliqueras-tu? Réponds-donc! pendu ! ALCINDOR Pendu ! ... SAINT—PHAR A la fin je me lasse. D'où te vient cet effroi? ALCINDOR Ah! c'est le coup de grâce! Hélas c'est fait de moi. SAINT—PHAR Mais explique-toi mieux! etc... ALCINDOR Devines-tu? SAINT—PHAR Mais réponds-donc! Parleras-tu? ALCINDOR Pendu ! ... BOURDON Pendu ! . . . SAINT—PHAR Que dis-tu?... Pendu?... ALCINDOR, BOURDON Ce diable de marquis Tous deux, dans ce logis, Nous avait mis sous clé. Tu me vois accablé. SAINT—PHAR Mais dis-moi donc... BOURDON Sauvons-nous vite!... SAINT-PHAR Explique-toi... ALCINDOR Prenons la fuite! SAINT-PHAR Mais pourquoi cet air effrayé? ALCINDOR Fuis!... la justice nous réclame... BOURDON Un vrai prêtre t'a marié! ALCINDOR Je suis venu trop tard. Et tu n'es qu'un bigame! TOUS TROIS Un bigame!... ALCINDOR (tremblant) Maintenant, comprends-tu? SAINT-PHAR Oui, très bien! Mais pour ce crime-!à, Quoi, je serais... ALCINDOR Pendu! BOURDON Pendu! SAINT-PHAR Pendu! Que dis-tu? L'ai-je bien entendu? ALCINDOR, BOURDON Pendu! ALCINDOR Si l'on vient nous prendre Nous sommes perdus, Et sans plus attendre Nous serons pendus. Au lieu de nous plaindre, Vite, il faut partir. On peut nous atteindre, Hâtons-nous de fuir! BOURDON Si l'on vient nous prendre Nous sommes perdus, Et sans plus attendre Nous serons pendus. SAINT-PHAR Dieu! que viens-je d'apprendre! Je suis perdu! Je ne puis, non! Je ne puis m'enfuir. ALCINDOR, BOURDON Sauvons-nous... SAINT-PHAR Non! je me sens défaillir. ALCINDOR, BOURDON Reviens à toi SAINT-PHAR Non! laisse-moi! Je ne saurai m'enfuir, je me sens défaillir. ALCINDOR, BOURDON Alors, ma foi, chacun pour soi! (à Saint-Phar) Viens... SAINT-PHAR Non... Pendu ! ... BOURDON Pendu ! ALCINDOR Pendu ! TOUS TROIS Pendu ! (Alcindor et Bourdon se sauvent par le fond). SAINT-PHAR Ils sont partis... je n'ai pas la force de les suivre... j'entends marcher... (Madeleine, Madame de Latour, vêtue en paysanne, comme au premier acte, entre par la droite et prend les deux flambeaux qui sont sur la table à gauche, comme pour éclairer Saint-Phar en le conduisant) MADELEINE (avec l'accent paysan) M'sieur le marié, ma maîtresse m'a dit de vous dire... SAINT-PHAR (la regardant) Madeleine ! ! ! MADELEINE (laissant tomber les flambeaux) Chapelou! ! ! (nuit complète) SAINT-PHAR Mais on n'y voit plus rien! MADELEINE C'est donc toi qu'es le marié! Pas content de planter là ta première femme, t'en épouse une autre. SAINT-PHAR (à voix basse) Voyons, Madeleine, ne crie pas, je vais t'expliquer... MADELEINE (passe du côté opposé, change tout-à-coup de voix, et reprend celle de Madame de Latour) Quel est ce bruit?... on se dispute ici? SAINT-PHAR (à part) L'autre à présent!... je voudrais être à cent pieds sous terre ! ... MADELEINE (Madame de Latour) Pas de lumière! Est-ce vous, Saint-Phar? SAINT-PHAR Je crois que oui, Madame. MADELEINE (Madame de Latour) Mais n'êtes-vous pas avec quelqu'un? SAINT-PHAR Non, non, je ne crois pas. MADELEINE Je suis sa femme moi aussi... l'ancienne... la vraie... MADELEINE (Madame de Latour) Ciel! est-il possible? SAINT-PHAR (à part) Allons, voilà que ça va commencer!... N° 13. Duo et Finale MADAME DE LATOUR A ma douleur soyez sensible, Tâchez de vous justifier. (elle reprend la voix de Madeleine) Se justifier! c'est impossible. Deux fois oser se marier... (redevenant Madame de Latour) Ce matin vous juriez encore Que vous n'aviez aimé que moi... (puis à nouveau Madeleine) Ah! vous croyez qu'il vous adore? C'est un infâme, croyez-moi! Il m'en jurait tant tant à moi... SAINT-PHAR Mesdames, calmez cette fureur. Ah! n'allez pas, par jalousie, Me condamner au sort le plus affreux! Également toute la vie, Je veux aimer toutes les deux. Il n'est pour moi plus d'espérance! Comment pourrai-je éviter un pareil danger? Contre leur rage, leur vengeance, Rien ne saurait me protéger. Il n'est pour moi plus d'espérance... MADAME DE LATOUR Il n'est pour lui plus d'espérance, Rien ne peut le protéger. Son châtiment enfin commence! Enfin! je vais me venger. Il n'est pour lui plus d'espérance, Il se croit dans un grand danger. (on entend frapper violemment au-dehors) Mais qui frappe à cette heure chez moi? LE CHŒUR DES SOLDATS (au-dehors) C'est la garde! Ouvrez au nom du roi! SAINT-PHAR C'est-la garde! hélas! c'en est fait de moi! LE CHŒUR Il faut qu'on le saisisse, il faut qu'on le punisse! A la justice, il faut avec rigueur, A la justice livrer ce séducteur! SAINT-PHAR, ALCINDOR, BOURDON Dieu! quel supplice, je tremble de frayeur, C'est la justice! Pour moi, quel déshonneur! LE MARQUIS Messieurs, gardez bien ce bigame... Ainsi que ces deux scélérats, Nous avons déjoué leurs trames... Tenez bien! ne les làchez pas! BOURDON Que vois-je? C'est Madeleine! Sa première! LE MARQUIS Ah! c'est excellent! Et la seconde? MADAME DE LATOUR (ton de Madeleine) Est là, se désolant, Comme s'il en valait la peine. LE MARQUIS Pauvre victime! je viens dans l'instant Calmer sa douleur et sa peine... Oh! maintenant, je ne crains plus rien, Nous les tenons et nous les tenons bien. LE CHŒUR II faut qu'on le saisisse, il faut qu'on le punisse! A la justice, il faut avec rigueur, A la justice, Il faut livrer ce séducteur! SAINT-PHAR, ALCINDOR, BOURDON Dieu! quel supplice, je trembie de frayeur! C’est la justice! Pour moi, quel déshonneur! LE MARQUIS Dans cet appartement Je n'ai trouvé personne. Seulement ce billet... LE MARQUIS (ouvrant le billet et lisant) Saint-Phar, quand vous lirez cette lettre, toutes les recherches seront inutile: Madame de Latour n'existera plus. TOUS Ah! grand Dieu! SAINT-PHAR Mourir pour moi! Ciel! comme elle m'aimait (à Madeleine) Pourquoi n'as-tu pas fait comme elle? LE MARQUIS A la venger, mettons tout notre zèle... (aux soldats) Entrainez ce mauvais sujet! MADAME DE LATOUR (avec le ton paysan) Arrêtez un instant! Puisqu'on l'emmène, Je veux m'en aller avec lui! Il est juste que Madeleine Voie au moins pendre son mari. LE MARQUIS Elle a raison... Oui, qu'on l'emmène, Car c'est un témoin précieux... MADAME DE LATOUR Un témoin... Ah! j'en vaux bien deux... Écoutez-moi, je parlerai pour deux: (avec le ton de Madeleine) Non, point d'pitié pour ce bigame. Faut punir son crime odieux! (avec la voix de Madame de Latour) Eh! messieurs, puisqu'il a deux femmes, Ne pendez pas ce malheureux. Pour le punir encore bien mieux Laissez le vivre avec toutes les deux! SAINT-PHAR, TOUS Qu'ai-je entendu! surprise extrême! Toutes les deux... C'était la même! SAINT-PHAR Ah ! quel bonheur inattendu! Mais, cette fortune brillante... MADAME DE LATOUR C'est l'héritage de ma tante! Pour toi, quel bonheur imprévu! SAINT-PHAR Ah! pour moi quel bonheur imprévu! LE MARQUIS Ce n'en est pas moins un bigame, Comme tel il sera pendu! MADAME DE LATOUR Non! épouser deux fois la même femme... Ce crime-là n'est pas prévu. (le Marquis sort, furieux, suivi des soldats) Près de ta Madeleine Maintenant plus de peine... SAINT-PHAR Ah! pour nous, quel beau jour! MADAME DE LATOUR Soyons tout à l'amour. Plus d'abandon, d'amour folâtre... SAINT-PHAR Ah! je t'en donne ici ma foi. MADAME DE LATOUR Tu me quittas pour le théâtre. SAINT-PHAR Et je veux le quitter pour toi. SAINT-PHAR, MADAME DE LATOUR, ALCINDOR Puisqu'un double hymen nous (vous) rassemble, Aimons-nous en bons villageois, Et gaiement, répétons ensemble Nos joyeux refrains d'autrefois: Oh! oh! oh! oh! qu'il est beau Le postillon de Lonjumeau!... LE CHŒUR Oh! qu'il est beau Le postillon de Lonjumeau! FIN |
libretto by Adolphe de Leuven, Léon Lévy Brunswick |